« Travail et communs, travail en commun : vers de nouvelles organisations de travail ? » – Restitution de la table ronde

Retranscription des échanges de la table ronde de 14 juin
Restitution de la table ronde du 14 juin 2018 organisée à Superpublic (Paris XIe)
Animée par Amandine Brugière – responsable du Département Etudes Capitalisation Prospective à l’Anact & Odile Chagny – économiste à l’IRES.
Avec :
- Samuel BARREAU, accompagnateur Oxalis SCOP, référent pour la coopérative expérimentale d’entrepreneurs OxaMYNE, portée par la scop Oxalis et le tiers-lieu La MYNE à Villeurbanne ;
- Orianne LEDROIT, directrice de la Mission Société Numérique au sein de l’Agence du Numérique , placée sous l’autorité des ministères de l’Economie et des Finances et de la Cohésion des Territoires
- Nicolas LOUBET, contributeur du laboratoire La MYNE et de la coopérative OxaMYNE ;
- Lionel MAUREL, juriste et bibliothécaire, spécialiste des communs de la connaissance ;
- Xavier PETRACHI, représentant CGT d’Airbus, CGT Métallurgie Occitanie.
Amandine Brugière : Nous avons passé la journée à travailler avec les porteurs de projets de la session du Transformateur spéciale « communs » et analyser et comprendre comment, dans ces projets, l’organisation de travail se construisait, comment les relations sociales s’élaboraient, comment se développaient les formes de régulation quand le travail n’avait pas de prescription – à l’inverse des entreprises, quand il n’y avait pas de subordination non plus et qu’on était face à des gens qui étaient militants, bénévoles, qui se réunissaient autour de valeurs ou de projets partagés. On a essayé de décrypter tout ça, avec un double objectif : éclairer, comprendre et muscler, renforcer les projets.
Ces deux journées ont été organisées avec un certain nombre de partenaires : la Fing – qui est le partenaire originel du Transformateur -, mais aussi ASTREES, le groupe Chronos, et l’IRES – et notamment Odile Chagny avec qui je vais co-animer cette table ronde. On a souhaité avec cette table ronde revenir à des enjeux plus politiques, toujours liés à cette articulation « travail et communs ». Parce que les communs, c’est avant tout l’affirmation de nouveaux modèles productifs, avec des enjeux politiques forts derrière. Et l’hypothèse que l’on faisait, accolée à celle-là, c’est que derrière les modèles productifs, on avait aussi de nouveaux modèles sociaux à l’œuvre – et c’était ça qui nous intéressait aussi de regarder de plus près.
Nous avons la chance – pour cette table ronde – d’accueillir cinq intervenants qui ont répondu favorablement à notre appel : Lionel Maurel – juriste, bibliothécaire, spécialiste des communs de la connaissance et membre de la Coop des Communs – ; Xavier Petrachi – représentant de la CGT d’Airbus, CGT métallurgie Occitanie, à l’initiative d’une démarche de structuration de la filière des sous-traitants d’Airbus et d’une relation nouvelle entre donneurs d’ordre et sous-traitants – ; Orianne Ledroit – directrice de la Mission Société Numérique au sein de l’Agence du Numérique – ; Samuel Barreau – représentant de la CAE (coopérative d’activité et d’emploi) Oxalys – ; et Nicolas Loubet – contributeur du laboratoire citoyen La MYNE, organisé en tiers-lieux libre et open source à Villeurbanne.
Vous venez tous les quatre d’univers extrêmement différents – à la fois public, privé, associatif… -, mais ce qui nous intéressait dans le fait de vous réunir c’était d’avoir votre point de vue sur le fonctionnement de cette dynamique des communs : comment elle arrivait à se structurait, à durer, à installer des formes de reconnaissances ou de valorisation du travail qui permettaient aux contributeurs de ne pas s’épuiser et de continuer à contribuer. Comment peut-on assurer la durabilité des dynamiques autour des communs ?
La première question qu’on souhaitait vous poser à tous, pour débuter cette discussion, c’était ce qui d’abord vous reliait, depuis là où vous êtes et depuis vos organisations respectives, qui vous liait à cette organisation des communs. En quoi est-ce qu’elle vous semble importante et nécessaire ? Et dans quel(s) type(s) de projet(s) vous vous insérez, vous-même, pour la porter ?
Lionel Maurel : Bonsoir, merci beaucoup pour l’invitation. Comment je me situe par rapport aux communs ? C’est une longue histoire… Je dirais que je suis venu aux communs par l’enclosure[1]. J’ai longtemps lutté contre l’enclosure sur les communs, notamment dans ma spécialité. L’idée à la base c’était plutôt le droit d’auteur et la propriété intellectuelle. Pendant des années – et toujours maintenant -, je me bats contre ce qu’on pourrait considérer comme des excès de la propriété intellectuelle, qui provoquent l’enclosure du commun. Je viens plutôt du champ des communs de la connaissance et des communs numériques, ce qui me vient aussi de mon métier puisque je suis conservateur des bibliothèques, avec une sensibilité particulière à l’accès à la connaissance. Cette démarche nous a conduit en 2012 à fonder un collectif, avec un autre bibliothécaire qui s’appelle Silvère Mercier sur les communs de la connaissance. C’était le moment où les travaux d’Elinor Ostrom – une chercheuse américaine qui a eu le prix Nobel – commençaient à être vraiment vulgarisés en France, notamment ses travaux sur les communs de la connaissance, au moment où elle a étendu ses analyses sur les communs physiques – les ressources naturelles – au domaine immatériel, et où elle a posé les bases qui vont permettre de voir le logiciel libre comme un commun, la production de la science par les chercheurs comme un commun, l’organisation même d’internet comme un commun. C’était vers 2011-2012 que ça s’est vraiment répandu, et depuis j’ai fait un virage. La question du travail n’était pas celle qui m’intéressait le plus. Je me rappelle au début, quand on parlait de communs, c’était pas du tout cet angle-là qu’on avait. On les voyait bien comme des activités contributives, mais pour nous, pendant longtemps, ce n’est pas resté lié au travail. Et c’est vrai que ces dernières années, de plus en plus de personnes se rendent compte qu’il y a un vrai enjeu en fait à essayer de qualifier ces activités de travail et quel effet ça va avoir. Ça m’a amené à m’intéresser au rapprochement entre le monde de l’ESS et des communs, et c’est pour ça que je suis rentré dans la Coop des Communs, qui est une association qui vise principalement à faire une synergie entre le monde de l’ESS et des communs.
Xavier Petrachi : pour moi, le terme des communs est un peu nouveau, puisque nous, on parle plutôt de « communauté de travail », qui se rapproche pourtant de cette notion de commun. Je travaille dans l’aéronautique, dans le bassin de l’emploi toulousain où il y a énormément d’entreprises qui travaillent pour l’aéronautique, avec un taux de dépendance auprès de l’avionneur – qu’est Airbus – très fort. On vise jusqu’à quatre-vingt, quatre-vingt-dix, quatre-vingt-quinze, des fois cent pour cent de taux de dépendance sur un seul client qui est l’avionneur. Et donc très vite, on s’est aperçu qu’on avait ce qu’on appelle – y compris du point de vue des entreprises – une communauté de destin entre les sous-traitants et le donneur d’ordre. Et la question que nous avons tenté de poser du point de vue syndical, puisque je représente aujourd’hui une organisation syndicale -, c’est le fait qu’évidemment, dans le cadre du travail, on n’a pas du tout les mêmes problématiques si on est sous-traitant et si on est donneur d’ordre, du point de vue de la visibilité, du point de vue de la pérennisation de l’entreprise, du point de vue de l’exercice du travail proprement dit, du point de vue du métier, etc. C’est le cas même si ces personnes-là sortent des mêmes centres de formation – les ingénieurs sortent des mêmes écoles, les ouvriers, les chaudronniers ont fait les mêmes études. Sauf que le cadre d’exercice du travail est totalement différent. Donc nous, syndicalement, avons voulu rendre visible cette communauté de travail – j’y reviendrai peut-être un peu plus tard – en disant que les sous-traitants ont le droit aussi d’exister en tant que tel, en tant que salariés reconnus, au sein de cette entreprise dite « étendue » – aujourd’hui on parle « d’entreprise étendue » – qui est caractérisée par le fait de produire la même finalité, c’est-à-dire un avion. Donc tout le monde contribue à cette production-là, mais de façon totalement différenciée. On a essayé syndicalement d’unir cette communauté de travail, pour reconnaître celle-ci et l’ensemble de ces salariés.
Orianne Ledroit : Bonjour à tous. Alors rapidement – je parle sous ma casquette « agent public », puisque l’Agence du Numérique est une administration qui est rattachée aux Ministères de l’économie et de la cohésion des territoires, et je ne suis pas une spécialiste ni du travail, ni des communs. Par contre, aujourd’hui, la question du numérique, la question des nouvelles pratiques collaboratives questionnent la légitimité de l’État à intervenir sur certains domaines, ses leviers d’action, les attentes aussi des personnes vis-à-vis des pouvoirs publics. Et c’est au titre de cette position, de cette profession aujourd’hui exercée, que collectivement, au sein de la Mission Société Numérique, nous réfléchissons, que nous essayions de questionner, de tâtonner aussi sur les communs.
J’avais vécu des expériences – sans casquette d’agent public – de participation à des dynamiques, notamment de co-construction de politiques publiques dans lesquelles j’avais été mobilisée et sollicitée. Et c’est vrai que ce que disait Amandine sur la question de la « tragédie des communs » – c’est-à-dire les contributeurs qui s’essoufflent -, la valorisation de la contribution qui n’est pas forcément satisfaisante – etc. – je l’avais vécu personnellement. Et une fois qu’on rentre dans une mission dont le nom est la Société Numérique et qui questionne l’impact de la transformation de la société par le numérique, on se dit que ce qu’on a vécu, c’est une bonne leçon pour essayer de travailler avec une exigence d’exemplarité adressée à l’État sur ces questions de communs, même si on ne maîtrise pas forcément ce que ça implique. Mais en tout cas, on se dit que c’est un chemin vers lequel il faut qu’on essaye d’aller.
Et puis, nous avons autre sujet qui interroge cette notion. Nous sommes positionnés au sein de la « Mission Société Numérique » comme une administration qui doit servir les collectivités locales. Puisqu’en matière d’usages numériques, de services numériques, de transition numérique des territoires, ce sont elles qui mettent en place ces nouvelles organisations. A la limite, on est un peu facilitateurs des initiatives, on va essayer de produire des outils, mais ce sont elles qui font. Et à partir du moment où ce sont celles-ci qui mettent en œuvre et qui engagent aussi de l’argent public pour le faire, et bien on a le devoir de penser correctement les modalités d’intervention auprès d’elles, et les outils, les ressources partagées. Et c’est un peu comme ça que nous adressons cette question.
Et puis – peut être que j’en reparlerais tout à l’heure – mais on a aussi essayé de créer un objet qui est la « Med Num », qui est une coopérative d’intérêt collectif, qu’on a initié aux côtés d’autres acteurs, et qui fait partie des projets du Transformateur, qu’Emma Ghariani dirige. C’est la première coopérative d’intérêt collectif dans laquelle l’État est devenu sociétaire – l’État central, via la Mission Société Numérique. Et c’est l’idée de se dire qu’on va produire de l’action collective autrement que par le financement d’une action ou par le portage direct d’une action, qu’on va créer de la visibilité, des ressources partagées au travers d’une structure coopérative d’intérêt collectif. C’est aussi avec cet objet là qu’on adresse et qu’on essaie de tâtonner sur ce chemin des communs.
Amandine Brugière : Il s’agit donc avec cette « Mission Société numérique d’une plate-forme qui fait émerger des projets aussi par le bas et qui aide à les structurer.
Samuel Barreau : Pour ma part, mon lien aux communs est étroitement lié à mon histoire et à mon rapport avec la coopération et la coopérative Oxalis qui – sur la notion des communs – se base en premier lieu sur la mutualisation de moyens, de résultats. Et ce qui est dans l’ADN de la coopérative, c’est la coopération, ce qui n’est pas si évident que ça, et que, depuis 2011, on a essayé de doper. Et on a réussi d’ailleurs, puisqu’on a considérablement augmenté les coopérations en interne. Nous arrivons à quasiment 30 % d’activités produite de manière collective alors qu’à la base ce sont essentiellement des activités individuelles.
Et donc la taille du commun, c’est une question qui nous anime. Est-ce qu’on peut réduire à une peau de chagrin le commun, et en faire juste une affaire de mutualisation de moyens ou au contraire aller jusqu’à ce qu’on appelle une mutuelle de travail avec une sécurisation des parcours. On pourrait aussi rendre plus durable les activités, permettre à chacun de vivre correctement de son activité – y compris dans toutes les phases de sa trajectoire personnelle. Notre ligne de mire, c’est de permettre davantage d’épanouissement, de renforcer la capacité d’agir.
Et quand je dis « renforcer les communs » – c’est pour moi très lié – il y a la question de : comment est-il possible de renforcer la coopération ? C’est aussi permettre de changer d’échelle et de permettre d’agir dans la société. Seul on ne peut pas agir. Je veux dire une fois qu’on a fait le tour de son calendrier hebdomadaire, on arrive à des limites soit intellectuelles, soit en termes de fatigue, etc. Et là en fait, plus on va aller loin dans cette coopération, et finalement cette mise en commun – je rentrerai plus dans le détail après – , plus on va pouvoir déborder et agir sur beaucoup plus large que la somme de sa propre activité, l’activité de la coopérative, et aller sur les échelons de société.
Nicolas Loubet : Pour ma part, trois dynamiques m’ont amené aux communs. La première, c’est l’amitié. Fin 2012, en clôture des Entretiens du Nouveau Monde Industriel, Silvère Mercier m’a proposé de suivre le festival francophone des communs (« Villes en Biens Communs »). J’ai alors mis 6 mois me saisir de la notion de communs… Avec du recul, je crois que c’est quelque chose d’important à considérer cette incompréhension car il y a plein de raisons qui expliquent qu’on ne comprenne pas spontanément la notion de communs.
Deuxièmement ce qui m’a amené aux communs, c’est la pratique. Je me suis en effet découvert praticien des communs sans le savoir, étant investi de facto dans des dynamiques de contribution en communauté (c’est sans-doute le cas de beaucoup de personnes dans cette salle !). J’ai alors pris conscience que je subissais l’enclosure (à l’origine d’un certain nombre de traumatismes…) et j’ai commencé à réfléchir autrement les configurations collectives. Je me suis reconnu peu à peu de la culture des tiers-lieux et une étape structurante a été de me rendre en « pèlerinage » (sic) à Saint-Étienne, l’un des foyers de la pensée révolutionnaire des tiers-lieux, pour rencontrer entre autres Yohann Durieux et Antoine Burret (qui ont co-publié le Manifeste des Tiers-Lieux). À partir de là, j’ai été amené à changer de regard sur mon vécu et pour plusieurs raisons, j’en suis venu à m’installer avec ma famille dans la région lyonnaise, là où la MYNE est installé en Tiers-Lieux.
Comme le veut le premier principe des Tiers-Lieux, je ne vais pas vous décrire ce qu’est La MYNE car un Tiers-Lieux se vit avant tout, et c’est d’ailleurs ça qui est intéressant ! Pour vous rassurer, je pourrais très bien – comme dans la Mission Coworking –définir un Tiers-Lieux comme un « espace de travail partagé » mais le fait est que c’est simpliste. Dans les faits, il y a une diversité de configurations (en) Tiers-Lieux qui se réinventent au présent et dépassent l’enjeu du travail. D’ailleurs, à titre d’anecdote, juste avant cette table-ronde, Samuel m’a demandé : « Pour toi, c’est quoi le travail ? » Confus, j’avoue avoir bafouillé : « Et bien tu me mets dans l’embarras… parce que ne j’ai pas de réponse…».
Cela étant, je suis immergé au quotidien dans des mutations de société qui relèvent du travail. Et ce qui me passionne avec la MYNE, c’est d’avoir le sentiment d’agir par la recherche sur ces mutations, de travailler à l’élaboration de ‘commandes citoyennes, qui viennent en contre-proposition des commandes de l’Etat (et ses instances) et du Marché (et ses oligopoles). Le paradigme des communs nous permet d’agir dans notre monde en crise(s) en faisant valoir un autre rapport à la connaissance. C’est ce qui fait dire que nous vivons une révolution « épistémologique », où « comprendre le monde » n’est plus la mission des seuls chercheurs du monde académique mais le fait toutes celles et tous ceux qui agissent sur le monde en cultivant des connaissances. En l’occurrence, La MYNE accueille, soutient et fédère ces chercheurs citoyens. Et le fait d’arriver aux limites de ce que permet une association loi 1901, en France, nous a amenés à nous rapprocher d’Oxalis.
Amandine Brugière : Même si on ne sait pas très bien ce qu’est le travail ni ce que sont les communs, on va quand même essayer d’en dire un peu plus.
Odile Chagny : Il est vrai que quand on a préparé ce débat avec vous, on s’est rendu compte que partant d’objets que vous traitez qui sont très différents – d’abord il y eu dans les démarches de chacun d’entre vous une forme de nécessité à aller sur ces communs-là, mais aussi des façons très variées de travailler l’objet et les frontières. C’est pour ça qu’on vous propose dans ce second temps de nous donner plus à voir et entendre ce que vous portez, les frontières de ces communs-là, de ces communautés-là, et puis l’articulation, les liens, l’articulation avec le secteur public, privé en fait – tout ce qui tourne autour de la délimitation des frontières des objets que vous développez.
Lionel Maurel : On ne repart pas dans une définition des communs, on est bien d’accord ?
Amandine Brugière : C’est vrai qu’on en a parlé toute la journée, alors on commence à être bien dedans… Mais peut-être peux-tu redonner les trois éléments de définition pour le public fraîchement arrivé ?
Lionel Maurel : Alors on se le disait tout à l’heure avec Julien Cantoni (du projet Mangroov) : nous ne sommes plus trop d’accord avec cette définition. Mais tant pis, c’est la définition classique qu’on donne toujours. Un commun, c’est une ressource qui est partagée, qui fait l’objet de droits d’usages partagés, gérés, produits avec une communauté qui en prend soin et qui l’a développé, qui se donne des règles de gouvernance pour pouvoir assurer cette gestion, avec l’idée que toutes les personnes impliquées dans la gestion doivent avoir une capacité d’action sur la définition des règles. C’est une dimension démocratique dans la gestion du commun. Voilà en gros le cadre de base, et c’est quelque chose qui est né sur la gestion de ressources naturelles – les forêts, les pâturages, les ressources de poissons – qu’on peut gérer en commun, c’est-à-dire sans mettre de droit de propriété exclusive mais en les partageant et en organisant ce partage.
On a parlé de « tragédie des communs » tout à l’heure. La tragédie des communs, ça survient quand la communauté n’arrive pas à s’organiser pour régler l’accès à la ressource. D’ailleurs (s’adressant à Orianne Ledroit), tu la définis d’une autre manière en fait, parce que tu as dit que c’était la tragédie qui frappait la communauté, et pas la ressource. C’est très intéressant, parce que là, c’est la « tragédie des commoners », c’est-à-dire celle qui peut frapper la communauté. Moi, ce qui m’intéresse le plus, c’était le numérique, et les communautés qui « contribuent » aux logiciels libres, Wikipédia, les gens qui font de l’art sous licence Creative Commons, etc. Voilà à très grands traits la base.
Juste pour faire une petite critique de tout ça, cette définition ne me convient plus à cause de la place énorme qu’on accorde en général à la ressource, sans voir que le processus essentiel est dans la communauté et dans sa capacité d’auto-organisation. Et qu’à la rigueur même, peu importe qu’il n’y ait pas de ressources – et c’est pour ça que moi je rejoindrais bien l’idée de « communauté de travail » finalement – parce que peu importe que ce ne soit pas dans le domaine de la gestion des ressources proprement dit. Il suffit qu’il y ait une communauté qui soit dans une démarche d’auto-organisation pour qu’on ait la source du commun – que certains appellent le « commoning », c’est-à-dire le processus même dans le commun.
Après, sur les frontières, c’est vraiment très compliqué. Sur les frontières avec le privé, on dit toujours que les communs sont des espaces qui ont une interface avec le marché. Ce n’est pas une logique qui est contre le marché. C’est certainement une logique qui est contre certains excès du marché mais qui peut tout à fait admettre une dimension marchande. Dans les communs, mêmes traditionnels, quand les pêcheurs pêchaient des poissons, ce n’était pas uniquement pour les manger. Il y a des communautés traditionnelles de pêche qui vendaient les poissons. Et le « commoning », c’est aussi une régulation de l’articulation au marché. Donc il y a toujours cette question de comment on s’interface au marché. Et il y a la question aussi de l’interfaçage aux pouvoirs publics. Parce qu’en fait on va très vite tomber dans quelque chose de très proche de l’intérêt général. Quand la communauté prend soin d’une ressource, elle le fait pour des intérêts qui dépassent ceux des individus, à des points parfois qui rejoignent ceux de l’intérêt général. Notamment dans un pays comme la France, ça pose des tas de questions. Laisser la société civile s’auto-organiser pour prendre soin de ressources importantes, c’est compliqué dans un Etat qui est aussi centralisé, avec un pouvoir aussi fort. Ce n’est pas normalement le rôle qu’on laisse à la société civile. Donc la négociation des frontières avec l’acteur public peut être aussi complexe qu’avec le marché, surtout dans un contexte comme la France.
Odile Chagny : ce qui serait aussi intéressant pour nous, c’est que tu nous parles de ces frontières-là dans le contexte de la Coop des communs, et comment vous les appréhendez.
Lionel Maurel : A la Coop des communs, on est directement sur la question de l’interfaçage aux marchés, en fait. L’idée, en 2016, est de faire un rapprochement entre le monde de l’économie sociale et solidaire et le monde des communs. Dans le monde de l’ESS, le secteur des coopératives ou le secteur associationniste, il y a toujours eu une logique de mutualisation d’actions collectives. Les principes démocratiques y sont très fort et il y a l’idée d’être sur le marché – si on est dans l’ESS, on est sur le marché -, mais avec des principes qui sont différents de ceux de la recherche du profit sans limites. Donc il y a une base de commoning. Par contre dans le monde de l’ESS – notamment le monde des coopératives -, la logique de partage de ressources n’est en général pas très développée historiquement. C’est-à-dire que la coopérative, elle réinvestit à l’intérieur d’elle-même, mais la logique de mutualiser entre coopératives, n’est pas toujours très développée. Et il y a un regard que les communs peuvent porter sur l’ESS. Michel Bauwens par exemple appelle ça les coopératives ouvertes : c’est-à-dire des structures qui ont cette logique coopérative, mais qui sont capables aussi de devenir contributrices à des communs qui les dépassent. L’idée était de croiser ces regards-là pour enclencher ce type de dynamique. Et ça a donné le projet qui est ici aujourd’hui Plateformes en commun, qui réunit des plateformes coopératives souhaitant s’organiser de cette manière, c’est-à-dire mutualiser certains éléments : du code, des statuts juridiques, des expertises, et en essayant de se développer comme ça, de manière fédérative entre-elles. Voilà, c’est un peu cette logique-là qu’on essaie de faire dans la Coop des communs.
Odile Chagny : Xavier, tu nous as donné à voir les prémices des actions que vous menez, mais je pense qu’effectivement on est dans une construction y compris juridique, avec des objets et des attentes fortes en termes de constitution de cette communauté. Ce serait intéressant notamment que tu développes autant que tu le peux.
Xavier Petrachi : Avant de dire quelques mots, je fais un peu de publicité. Tout ce que je vais essayer de vous dire en quelques mots, c’est dit avec un peu plus de contenu dans ce livre – Cf. La casse sociale chez Airbus et ses sous-traitants – qu’on a fait justement entre Airbus et ses sous-traitants. On a voulu, dans un livre, rendre vivant ce qu’est l’expression de la communauté de travail. Parce qu’aujourd’hui, on en parle peut-être avec pas mal de facilité, mais dix ans avant, l’idée de communauté de travail faisait fuir tout le monde. Parce que les entreprises sont concurrentes entre elles, et même si elles travaillent pour la même finalité, c’est quand même la règle du capitalisme qui régit la relation commerciale entre les entreprises. Ce n’est pas la question de la production finale qui est, encore une fois, de réaliser la production d’un avion. Et c’est toute la différence. Il a fallu passer par des actions judiciaires. On a été au tribunal pour essayer de faire évoluer la norme et faire reconnaître cette idée de communauté de travail. Après plusieurs tentatives, on a réussi à avoir des jugements qui allaient plutôt dans notre sens, à l’échelle de la France entière en soutenant cette idée de fond sur la relation de sous-traitance afin de mettre en lumière cette idée de communauté de travail. Aujourd’hui, c’est inscrit dans une loi : la « loi de modernisation sociale » de 2008, qui donne une définition très concrète de la « communauté de travail ». Les entreprises ont maintenant certaines obligations vis-à-vis de cette communauté de travail.
Aujourd’hui on essaie d’aller un peu plus loin, parce que, en 2017, c’est assez récent, le législateur a pondu une loi sur le « devoir de vigilance. » Je ne sais pas si vous connaissez cette loi. Elle stipule que les entreprises d’une certaine taille doivent développer un plan de vigilance. Ça ressemble un peu à la directive Seveso avec une obligation de faire un plan vis-à-vis des risques environnementaux. Là, le plan de vigilance est axé justement sur ce qu’on appelle la « supply chain », c’est-à-dire la responsabilité du donneur d’ordre vis-à-vis des sous-traitants mais aussi de la prise en compte par les sous-traitants des obligations imposées par le donneur d’ordre. Ca concerne des aspects environnementaux, sociaux, assez larges en définitive. A travers l’expression de la communauté de travail, on veut essayer de s’emparer des leviers possibles contenus dans cette loi, pour prouver que les donneurs d’ordre ne peuvent aujourd’hui rien faire sans cette sous-traitance qui les entourent. Plus aucune entreprise ne fait tout à 100 % dans son entreprise, que ce soit de la conception, que ce soit de la production, que ce soit même de la commercialisation. Tout est fait sur un réseau et c’est justement ce réseau et les solidarités qui l’animent qu’on doit rendre visible. Et de dire que si ce réseau, il participe à la même finalité, et bien on doit créer de la norme pour que les participants à ce réseau puissent avoir les mêmes droits, et qu’on mette en commun ces mêmes droits.
Nous sommes en train de préparer un colloque pour présenter justement à la communauté aéronautique cette idée de devoir de vigilance. Et je finirais là-dessus à partir d’un exemple tiré de la filière automobile. Je ne sais pas si vous connaissez, c’est une entreprise qui s’appelle GM&S dans la Creuse, en territoire rural. Ils ont eu la même réflexion et ils ont travaillé sur un projet de loi, qu’ils ont présenté à tous les groupes parlementaires pour dire qu’il y a une co-responsabilité dans ce qu’ils vivent avec les donneurs d’ordres – qui sont entre autres PSA et Renault. C’est-à-dire que PSA et Renault sont directement responsables de la gestion des entreprises sous-traitantes, et de leur possible faillite – c’est ça qui est le pire. Aujourd’hui, cette relation bancale se traduit par des licenciements chez le sous-traitant. Dans la Creuse, il n’y a pas de boulot dans le milieu industriel. C’est très compliqué. Donc les donneurs d’ordre sont directement responsables de la façon dont cette entreprise aujourd’hui est amenée jusqu’au dépôt de bilan et la faillite. Ce n’est pas possible que les donneurs d’ordre puissent faire comme si rien ne se passait et de façon tout à fait impunie en plus. Donc ils ont sorti ce projet de loi, et en fait on travaille maintenant un peu main dans la main. Vous voyez que ce n’est pas une question de filière industrielle, mais c’est bien un rapport de donneur d’ordre / sous-traitant. Et l’enjeu est de dire « il faut rendre visible aujourd’hui cette communauté de travail », parce que, encore une fois, sans elle et les réseaux qui l’organise, il n’y a rien qui se fait.
Orianne Ledroit : sur la question des frontières, je suis d’assez d’accord avec ce que Lionel disait. C’est-à-dire que pour les pouvoirs publics la question des communs n’est pas simple à appréhender à partir du moment où ça questionne la notion d’intérêt général. Et là c’est quelque chose qui est pas simple à adresser. Pour autant, je pense très humblement que l’État a un rôle à jouer dans cette question des communs pour favoriser le fait que ces communautés arrivent à s’organiser, pour assurer leur pérennité. Effectivement, on peut dire qu’il y a des enjeux à essayer collectivement d’éviter la « tragédie des communs ». Et je pense vraiment que l’État à son rôle à jouer là-dedans.
Pourquoi a-t-on été à l’initiative de La Med Num ? Ça illustre le propos et la réflexion sur le rôle de l’État dans les communs. Aujourd’hui, la coopérative la Med Num, repose sur l’idée que les acteurs qui font la médiation numérique ont une vraie valeur collective et doivent être soutenus. Ce sont ceux qui accompagnent les gens à mieux utiliser les outils informatiques, à comprendre ce que c’est que la culture numérique, à développer de nouvelles pratiques créatives, grâce à ces outils numériques et qui sont nombreux dans les territoires : ce sont les bibliothécaires, les espaces publics numériques, les médiateurs numériques qui sont dans des tiers-lieux, etc. Parce que ce sont eux qui sont capables de faire en sorte que quelqu’un qui ne sait pas forcément se débrouiller avec un outil numérique ou qui ne comprend pas forcément l’environnement dans lequel il va devoir évoluer, pourra être soutenu et aidé. Mais ces acteurs étaient jusqu’ici atomisés et peu structurés, etc. Il y aurait pu avoir une réponse très simple de dire « eh bien on va créer une association de représentation, parce qu’on a besoin d’un lobbying pour faire en sorte que cette question de la médiation numérique soit présente dans l’agenda public ». Et ça aurait pu être une fédération d’acteurs ou une association comme il y a des fédérations professionnelles, etc. La discussion a été assez forte et assez vive sur ces enjeux-là. Et le collectif, les acteurs de la médiation numérique, les organisations, les associations qui font ce travail avec nous, sommes tombés sur un accord de dire : « il faut aller plus loin que cette représentation d’intérêt ; il faut qu’on arrive à créer collectivement des outils, mutualiser des ressources, faire émerger de nouveaux modèles de coopération ». Et pour faire ça, et bien ce n’est pas un format associatif qui sera satisfaisant. D’où l’idée de cette coopérative d’intérêt collectif qui n’a pas été facile à créer parce qu’il a fallu qu’on fasse passer à l’agence des participations de l’État le fait que l’État allait s’engager là-dessus, sur un quelque chose qui n’est pas complètement stabilisé et qu’on connait très peu. Donc c’est une évolution qui est hyper compliquée. Nous étions conscients collectivement qu’on n’allait peut-être pas forcement réussir facilement, mais que c’était le meilleur outil pour réussir à mutualiser nos efforts, réussir à valoriser ceux-ci et à faire en sorte que des initiatives intéressantes qui se passent à Marseille soit partagées et accessibles à des acteurs à Nantes ou dans la Creuse. Enfin, il fallait essayer de se dire que c’était un format qui permettait l’émergence d’une action en commun. Nous n’étions pas encore dans l’idée d’une coopérative ouverte, mais il s’agissait déjà d’essayer de créer des communs collectifs. Et là-dessus, c’est vrai que ce n’est pas simple. Mais je suis assez sûre que l’État à son rôle à jouer. Et il y a une réflexion sur le volet de la direction interministérielle du numérique qui a défini sa politique de contribution des agents publics au logiciel libre. Ça c’est quelque chose de très intéressant. L’administration reconnaissait qu’un agent public qui contribue à enrichir un code d’un logiciel, et bien c’était dans le cadre de ses fonctions et c’était normal. En tout cas, on avait intérêt à le favoriser, à le diffuser, à le valoriser. Et ça c’est quelque chose aussi qui est assez important. C’est un marqueur important sur le volet des logiciels libres. Nous, on est plus sur le volet de la politique publique, de comment on fait des actions publiques différemment. Et voilà, tout ça pour dire que la frontière n’est pas simple, que je pense qu’il y a pleins d’initiatives qui tâtonnent et qui essaient de trouver des modes de coopération entre ces différents objets – marché, communs, pouvoir public, etc. -, mais que je pense qu’il y a quelque chose à faire ensemble.
Samuel Barreau : Je voulais dire – et c’est une chose qui me semble importante – qu’effectivement, nous sommes dans une coopérative avec des moyens mutualisés, ce qui est la base du commun. Un des aspects fort d’une coopérative d’activités d’entrepreneurs, c’est aussi que les personnes conduisent de manière autonome leur activité. Ce sont deux choses qui se rejoignent. Et c’est là où la largeur ou l’étroitesse du commun – la largeur du trait finalement – est très variable. La coopérative et la communauté des coopérateurs peut mutualiser beaucoup comme elle peut mutualiser très peu. Cette communauté travaille effectivement essentiellement pour elle-même. Mais là où je trouve qu’aujourd’hui on ouvre les frontières, c’est qu’on expérimente avec un collectif de coopératives dans le cadre de « Bigre » – je ne sais pas si vous en avez entendu parler de la mutuelle – pour créer de la matière commune, de l’expérimentation commune sur notre organisation de travail. Donc je rappelle aussi que beaucoup de « communs » pour nous, c’est le travail et les outils de travail. Donc il y a une spécificité quand même. Si OXAMYNE est née dans la rencontre avec la communauté des MYNois et des MYNoises – comme on les appelle – cela repose sur l’intérêt de créer quelque chose de nouveau, une forme d’hybridation de ce qu’on était. Et du coup, c’est aussi une mise en commun. Et pour Oxalis, un des moteurs qui nous a orienté vers cette création de ce nouveau commun qui s’appelle OxaMYNE, c’était notamment, -malgré la question des tiers-lieux qui était assez extérieure et périphérique à nos pratiques – d’expérimenter de nouvelles modalités d’organisation du commun et réinterroger nos formes de gouvernance, de les rénover aussi. Et du coup, et bien voilà, on s’est dit banco pour aller plus loin. Et moi de ma pratique, alors que je pensais qu’on était à la pointe, ou en tout cas vraiment en recherche sur ces questions-là de la gouvernance, et comment on fait ensemble, eh bien en découvrant les pratiques des MYNois et des MYNoises – c’est-à-dire de la communauté de la MYNE finalement -, je me suis rendu compte qu’il y avait des formes nouvelles qui était inconnues pour nous. Et c’est qui est intéressant, c’est cette rencontre-là de deux courants. Du coup de vais passer la parole à Nicolas.
Nicolas Loubet : Pour être très simple, la MYNE est régi par des statuts associatifs depuis 2014, mais ce n’est pas un projet associatif. Donc pour moi, on est de base dans l’expérience de la frontière, ou plus exactement de la lisière. La lisière, c’est cette zone où la négociation est possible, où il y a souvent des malentendus féconds qui donnent lieux à des surprises. A titre d’exemple, si la MYNE existe là où elle est, c’est précisément par malentendu…
Quelque éléments d’histoire. Quand les pionniers et pionnières de La Paillasse Saône (association qui a préfiguré la MYNE) se sont présenté.e.s au Grand Lyon en 2014 en expliquant « on aimerait un lieu sur Lyon pour faire de la recherche par et avec les citoyens », la réponse a été : « C’est intéressant… Revenez nous voir ! ». Et il a fallu un peu insister. Finalement, par un concours de circonstances favorables, une personne de la Métropole, sur un coup de cœur, a dit : « Moi ça me dit bien. Il y a justement une petite maison vide à côté du campus scientifique de la Doua… Cela fait sens de signer un bail précaire (1 an) pour y accueillir des activités plutôt que de payer des frais de gardiennage » [le loyer de la MYNE s’élève à 200€/mois et ce depuis son installation en 2015]. Là où il y a eu malentendu, c’est que cette proposition n’aurait JAMAIS dû être faite, parce que – pardon d’être un peu non diplomatique – à Lyon, quand il s’agit d’initiative citoyenne, tout se décide au plus haut de la hiérarchie. Pour une fois, quelqu’un d’un service a dit « OK ça me plait, on signe le bail ». Et quand c’est revenu au niveau du cabinet de la présidence, la réaction a été « Ah mais non, on ne signe pas ». Mais c’était déjà trop tard… et l’association a pu s’installer et faire émerger un Tiers-Lieux ouvert. La MYNE est donc née par accident, d’une véritable faille politique qui n’aurait jamais dû se produire (rires dans la salle). A partir de là, notre acquis c’est qu’il y a des choses ‘impossibles’ qui peuvent aussi arriver.
Cette culture exploratoire, c’est ce qui fait qu’on a commencé à se préoccuper de nos situations. Et pour aller vite, c’est ce qui nous a amené à nous intéresser au mouvement coopératif (dont on n’était pas très familier) pour envisager une réponse à un ensemble de « tragédies » : l’épuisement, la précarité financière, les injonctions paradoxales. Expérimenter, c’est légitime. Mais nous devons nous confronter à la nécessité de soutenir les parcours, les itinéraires, les trajectoires de ces personnes qui expérimentent.
De qui je parle ? Je parle de ces chômeurs débordant d’idées qui en ont marre du statut qu’on leur renvoie. Je parle des scientifiques à qui on interdit de travailler sur des questions d’intérêt général. Je parle de ces artisans et artistes géniaux qui inventent et qui veulent placer leurs oeuvres dans le domaine public. Bref, ce qui se joue d’abord et avant tout à la MYNE, dans cette petite maison installé en bordure d’un campus scientifique, c’est l’hospitalité – comme dans un asile au sens politique du terme – de tout un ensemble de personnes qui sont dans une réelle difficulté (et parfois souffrance) existentielle.
À part de là, comment fait-on pour donner un statut à ces personnes ? » C’est là où on en arrive à une proposition iconoclaste : « Et si on essayait s’échapper du CDI individuel pour aller vers un CDI qui nous représente tous, un CDI communautaire ? ». On s’est challengé pour arriver à dire ça ce soir (rires dans la salle) mais en gros, cela signifie : cessons de chercher un emploi pour nous-même, essayons de trouver des configurations d’emploi et essayons de garantir une protection en CDI qui nous protège tous. C’est ça qu’on est en train d’essayer de construire. C’est approximatif puisque ça n’existe pas. Et c’est pour ça qu’on cherche à s’appuyer sur des personnes ou des organisations qui ont le savoir-faire pour expérimenter un tel dispositif (juridique, économique, politique…). D’où le besoin de s’hybrider, et donc de transcender les frontières dans une société en fragmentation.
Amandine Brugière : Je pense qu’il y aura des questions sur le CDI communautaire, mais on va les garder pour la fin. On voulait refaire un tour de questions pour avoir votre avis sur les transformations du travail. Qu’est-ce que ça nous dit à la fois des communautés de travail étendues, qui dépassent les frontières des entreprises classiques, à la fois des modes contributifs extrêmement à cheval entre le bénévolat, l’associatif, le militant, mais aussi des dynamiques productives réelles ? Qu’est-ce que ça nous dit sur les mutations du travail ? Et moi j’avais envie aussi d’insister – comme tu le disais tout à l’heure (s’adressant à Lionel Maurel) : ce qui compte, ce n’est pas tant la ressource que la communauté de travail. Moi j’aurais envie de vous dire : « ce qui compte aussi, c’est la production que vos dynamiques produisent, et c’est aussi parce qu’elles sont productives et qu’elles produisent de la valeur qu’elles ont du poids et qu’elles commencent à peser et que peut-être on peut considérer qu’elles sont du travail – et pas seulement des activités sympathiques. Or là où il y a de la valeur, il y a du travail : qu’est-ce que ça nous dit, d’après vous, des transformations du travail ?
Lionel Maurel : J’aurais bien envie de rebondir sur ce qui a été dit tout à l’heure. Il y a pas mal de choses que je trouve assez excitantes dans la discussion, là… Le concept de « communauté de travail », je ne savais pas que c’était dans la loi, mais je trouve ça vraiment très inspirant.
Sur la redéfinition du travail, c’est une tarte à la crème de dire qu’il faut dissocier le travail et l’emploi, qu’il y a du travail en dehors de l’emploi. On est tous à chercher des manières d’identifier du travail au dehors des formes classiques du salariat, parce qu’on se rend bien compte qu’il y a des activités qui sont faites en dehors du salariat, qui ont une valeur productive, qui ont une valeur sociale, qui sont utiles. La question c’est « faut-il les identifier comme étant du travail ? », « faut-il les appeler comme étant du travail » et « qu’est-ce que ça provoque, qu’est-ce que ça occasionne si on les qualifie de travail ? ». Moi, j’ai découvert il n’y a pas si longtemps que ça les travaux d’un juriste Alain Supiot, qui a co-écrit avec d’autres, en 1999, un rapport fameux qui s’appelle « Au-delà de l’emploi » (Flammarion), et qui se donnait la possibilité d’identifier le travail au-delà de ce qui pouvait se passer dans l’emploi. Il avait déjà anticipé tout le problème du travail des indépendants et le problème de perte de protection sociale que ça pouvait occasionner afin de reconstituer des systèmes de protections sociales pour des gens qui sont en situation de travail indépendant. Mais il envisageait aussi que le temps que les individus passent à se former devrait être qualifié comme un travail, que le temps que les individus passent à entretenir les solidarités de proximité – soigner un malade, prendre soin de sa famille – pourrait être du travail, et que la vie associative en elle-même – toutes les activités dans le cadre associatif étaient aussi du travail. Alors, il n’envisageait pas les activités contributives au sens où nous on l’entend – je pense qu’à l’époque ce n’était pas encore complètement mûr. Mais il considérait que l’engagement associatif pouvait être une forme de travail. Et il finit par dire « si c’est du travail, il faut y associer des droits sociaux ». Et là, on se donne les moyens de repenser les droits sociaux comme étant des incitations aussi à exercer ce type d’activité et à pouvoir s’y adonner en ayant accès aux garanties données par l’emploi. Et on se rend compte – Nicolas en a parlé, mais nous on le voit aussi dans le cadre du projet Plateformes en commun -, que les gens qui sont dans des logiques de construction des communs sont souvent dans des situations de grande précarité, assumées ou pas. Enfin voilà, c’est très compliqué, et ils se bricolent des sortes de droits sociaux, soit en détournant des dispositifs existants, soit en actionnant des solidarités pour se soutenir et développer ces activités.
Après, sur les frontières du travail, on peut aller beaucoup plus loin. Moi je m’intéresse en ce moment à tout ce qui est digital labor par exemple. Le fait d’être sur internet et de produire avec nos données de la valeur, est-ce que c’est mettre les individus dans une situation de travail ? Et si c’est du travail, quel type de protection sociale on peut imaginer pour les gens simplement internautes ? Là, on tombe dans des frontières très compliquées. Mais il y a un vrai enjeu à ce que les « commoners » et les contributeurs aux communs se pensent en situation de travail et le revendiquent comme tel, en exigeant l’accès aux droits sociaux qui vont avec. C’est pour ça que je suis très content d’être assis à côté d’un syndicaliste parce que les « commoners » devraient beaucoup s’inspirer de ce genre de concept pour appuyer leurs revendications sur la base des droits sociaux et rentrer dans une négociation collective pour une revendication de droits sociaux.
Sur les territoires par exemple, Michel Bauwens avait proposé de créer des assemblées des communs. C’est intéressant. Mais « assemblée », c’est de suite trop politique, et je pense que ça nous fait rater la cible et qu’il vaudrait beaucoup mieux se structurer sur la base d’un modèle de démocratie sociale et de mouvement social qui irait chercher des droits sociaux plutôt qu’une pseudo structuration politique qui à mon avis n’amènera pas très loin. Donc on a beaucoup à apprendre je pense de la manière dont le syndicalisme s’est construit. Avec la différence que nous, on n’est pas face à des employeurs, et avec la situation de conflit social face à l’employeur. Nous, la communauté de travail est son propre employeur en fait. Les gens qui sont contributeurs aux communs sur un territoire ne sont pas face à un employeur avec lequel ils doivent négocier. Donc il y a des différences mais aussi des ressemblances – je trouve – avec ce qu’il s’est passé dans le monde syndical.
Xavier Petrachi : Nous sommes effectivement face à une réalité complexe. Je pense que cette idée de communauté de travail – c’est peut-être aussi ça, c’est la vie qui a fait que cette notion s’est imposée… Je suis un peu plus âgé, j’ai démarré dans les années quatre-vingt. En un peu plus de trente ans, on a vu une externalisation des métiers d’une façon énorme. Et donc, cette notion de communauté de travail s’est imposée, parce qu’en fin de compte, on a eu une division du travail entre des acteurs multiples – entre ceux qui avaient un statut, qui étaient dans l’entreprise donneuses d’ordres, et ceux qui n’avaient pas de statut et qui étaient même invisibles dans l’entreprise, qui étaient des sous-traitants, qu’on appelle les travailleurs mis à disposition. Or ça, c’est une notion qui s’est développée petit-à-petit depuis les années quatre-vingt. Des sous-traitants in situ – c’est-à-dire à l’intérieur de l’entreprise -, vous n’en aviez quasiment pas. Aujourd’hui, il n’y a que de ça. Tout ce qu’on appelle les fonctions de l’entreprise, c’est-à-dire ce qui permet de faire fonctionner l’entreprise – par exemple le nettoyage, le gardiennage, l’informatique… -, toute l’informatique est sous-traitée, y compris certains travaux dans la production, par exemple, comme l’étanchéité, tout ce qui était fait avant à l’intérieur de l’entreprise. Et aujourd’hui, le nombre des stables s’est réduit comme peau de chagrin. Et donc il y a des tas de salariés qui travaillent à l’intérieur de la même entreprise, sous le même toit, qui sont totalement invisibles, qui n’ont droit à pratiquement rien. Donc c’est vrai que la réflexion syndicale, elle ne s’est pas faite tout seule. Parce que le début de cette réflexion, c’était de dire que la seule solution, c’est qu’ils aient un statut. Puisqu’ils n’en ont pas, on les embauche chez le donneur d’ordre. Sauf que ça fait des entreprises qui deviennent plus qu’énorme, et c’est totalement irréaliste. Et en disant ça, en fait, on ne règle rien de la situation de ces salariés. Nous avons ainsi pris le problème à l’envers en disant : « il faut rendre visible ces salariés qui sont totalement invisibles ». Ca rejoint justement cette idée d’invisibilité du travail. Bernard Friot en parle d’une autre façon, mais c’est la même logique. Il y a d’ailleurs des gens qui ont écrit des bouquins ou fait des films sur les femmes de ménage, par exemple, qui sont là où il y a une discussion au plus haut niveau de l’entreprise. Et les femmes de ménage, elles sont totalement invisibles. Elles sont là ; personne ne connaît leur prénom ; personne ne sait quand elles viennent ; quand elles partent. Voilà, elles font partie des meubles. Et justement, c’est ça qu’il faut essayer de modifier.
Moi, j’aime bien l’idée du CDI communautaire, parce que c’est l’idée de dire « mais comment ça se fait que, pour un même travail, on ait des réponses sociales totalement différentes ? ». Et cette idée de devoir de vigilance part aussi de cet état d’esprit. Après, forcément, ça ne règle pas tout, mais en tout cas on se pose déjà des bonnes questions à mon avis. Et j’espère qu’on ne sera pas isolé dans le champ syndical à porter cette question-là. Parce que c’est vrai que quand même, les syndicats – on le voit dans les mouvements sociaux, je dis ça bon je devrais pas le dire – défendent aujourd’hui le statut d’abord. C’est ça qui crée le conflit social. Ce n’est justement pas cette idée de communauté de travail qui crée le conflit social. C’est plutôt la défense du statut. Parce qu’aujourd’hui, on voit bien que même ça, ça risque de disparaître, et il ne restera plus rien de plus rien. Donc c’est vrai qu’il y a aussi une résistance qui se fait jour. Parce que les gens, c’est un peu comme si on les déshabillait. Voilà, tout le monde va être face à son propre destin et il n’y a plus justement ce lien intrinsèque entre les salariés dans un périmètre de métier. Avant, on pouvait s’évaluer à travers le métier. Le métier faisait qu’on pouvait être jugé par ses pairs – c’est bien le métier qui fait ça. Le jour où il n’y a plus de référence au métier, comment voulez-vous être valorisé, être jugé, avoir un point de vue sur le travail que vous effectuez ? Ce n’est plus possible et j’espère que le champ syndical va investir largement ce domaine-là, et qu’effectivement on puisse se rejoindre sur ces questions dans les prochaines années. Je pense que c’est un peu l’avenir qui va se dessiner comme ça. On le voit un peu dans l’évolution – à la fois des entreprises, les tiers-lieux et tout – mais il y en a de plus en plus, il y a beaucoup de choses qui se font de ce point de vue. Donc on voit que ça avance dans cette direction.
Amandine Brugière : Merci, on va maintenant passer la parole à Samuel, puisqu’on voulait te laisser le mot de la fin Orianne, si tu veux bien. Les CAE sont déjà des structures qui ont essayé d’accompagner ces mutations du travail, la question des statuts et de la précarité de certains d’entre eux. Comment orienter la réflexion ?
Samuel Barreau : On n’évite pas toujours les précarités, même si par la mutualisation des moyens on y arrive mais aussi par des statuts un peu nouveaux. J’imagine que beaucoup d’entre-vous connaissent le concept de « salarié sans patron ». Avec ce concept, l’idée consiste à dire que les personnes sont autonomes, acteurs de leur activité professionnelle, mais en ayant le statut social de salarié. Donc par ce biais, il est possible d’offrir une protection sociale à des personnes qui sont finalement très autonomes dans leur activité au quotidien. Quelque chose qui a été fort aussi, dans le salariat sans patron, c’est de dire que l’employeur ne fournit plus le travail. C’est la communauté qui doit s’organiser pour trouver son propre travail et aller chercher des clients, etc. Et l’objectif c’est d’avoir une rémunération pour cette activité. Les producteurs prestataires sont aussi les bénéficiaires du bénéfice économique de cette activité. Mais nous changeons aussi le périmètre de cette rémunération. Les producteurs de prestations générées de manière plus collective génèrent une richesse économique qui n’est pas destinée uniquement à ceux qui ont produit. Il faut que cette richesse puisse être davantage partagé avec les usagers de la coopérative, dans la communauté. Ce concept est beaucoup développé avec les OxaMYNiens – c’est-à-dire les coopérateurs d’OxaMYNE en fait – qui poussent cet objectif beaucoup plus loin, au sens où l’objectif premier, ce n’est pas de se générer un salaire mais de créer une richesse pour la communauté. Ce n’est pas tout à fait la même action. Parce qu’initialement, il s’agissait sécuriser le parcours des personnes pour qu’elles puissent vivre correctement de leur activité. Et là, le but premier, c’est de générer une activité économique – potentiellement -, mais qui n’est pas à destination de soi-même. Donc on va beaucoup plus loin finalement. Et à partir de là, on peut envisager, en fait, une organisation du travail qui est complètement différente où la répartition des richesses est complètement rebattue et pas du tout reliée à qui fait quoi, qui produit quoi. Et donc de facto, la rémunération liée à l’activité revient à d’autres acteurs – et avec ça on change complètement la dimension de l’action.
Amandine Brugière : Peut-être un mot Nicolas ? On ne travaille pas que pour la beauté du geste à la MYNE ? Rassure-nous.
Nicolas Loubet : Non, pas du tout ! Trois remarques. La première, c’est qu’à titre personnel, je pense que je n’ai jamais travaillé de ma vie. Au départ, j’étais géophysicien, donc loin de la question des tiers-lieux… Ce qui m’a amené à quitter l’académie c’est une situation très fastidieuse… Car oui, la recherche académique est devenu un supplice. Selon moi, la recherche dans un monde en transition, doit se faire à partir des situations vécues. Par exemple, un géologue comprendra plus de choses en étant dans un bras d’Amazonie à voir la destruction des milieux naturels qu’à regarder de loin la situation avec des satellites. Ce qui se joue donc à la MYNE, c’est une reprise en main de son pouvoir d’agir par la recherche. Le corolaire, c’est que nous troquons notre ennui académique contre de la précarité…
Deuxième point, ce qui est très compliqué, c’est la reconnaissance par nos pairs. Par exemple, Rieul (Techer) – un des co-initiateurs de la MYNE -, est obsédé par l’impact visible et invisible des énergies renouvelables : vont-elles accentuer les pires effets du capitalisme ou au contraire nous permettre de tendre en société vers une transition soutenable ? En l’état, la première hypothèse semble la plus probable, avec une surconcentration des moyens et des capacités d’action, la destruction caractérisé des paysages, etc. Ce que l’expérience révèle, c’est que nous sommes dans combat de légitimité. On l’a bien ressenti par exemple cette année en répondant à plusieurs appels à recherche (notamment de fondations). Systématiquement nous avons eu droit à « Mais quel est votre laboratoire ? ». « Nous sommes un laboratoire. « Dans ce cas, vous dépendez de quelle tutelle ? » « Nous n’avons pas de tutelle ! » « Vous avez un directeur » ? « Nous n’avons pas de directeur et agissons en communauté » etc. Bref, nous sommes encore prisonniers d’un jeu de représentations et de manières de faire qui sont de fait ringardes et inadaptées.
Le troisième point, c’est que l’on essaie de construire des instruments de recherche structurants, à commencer par une école doctorale citoyenne qui donne le droit à chacun.e de se saisir des questions qui les touchent et/ou passionnent. Par continuité, nous projetons d’expérimenter une revenu de recherche exceptionnel pour permette pendant une année d’amorcer une thèse libre dans un environnement de recherche hybride. Pour l’instant, le fait est que c’est super difficile : on a peu d’argent, peu de moyens, juste petite maison en bordure de campus et c’est pourquoi mutualiser les capacités est une nécessité.
C’est d’ailleurs ce qui me plaît dans cette soirée, car ce qu’on est en train de faire, c’est de préparer des alliances et de construire un langage commun. À ce titre, je ne crois pas que nous ‘travaillons’ dans l’immédiat, nous faisons advenir des choses qui n’existent pas et dont nous avons besoin. Forcément, cela demande beaucoup d’efforts, d’autant que nous sommes confrontés à une transformation globale qui affecte tous les secteurs.
Au delà du travail, je crois qu’il ne faut pas sous-estimer l’effondrement total des infrastructures telles que nous les connaissons au profit des GAFAM[2] et des entreprises d’Etat en Chine. Et nous sommes lucides sur ce qui arrive. Quand la Fabrique des mobilités se construit, c’est en réaction à l’effondrement des industriels du transport. Quand les jeunes ingénieurs de l’INSA se réunissent par centaine pour dire « on a pas envie de faire du management d’innovation, on veut inventer de nouvelles infrastructures résilientes », c’est pour répondre à l’urgence et certain.es vont jusqu’à rejoindre l’Atelier paysan.
Nous nous inscrivons dans une génération où il ne s’agit plus de changer le monde, mais de se donner les moyens d’élaborer de nouvelles marges de manœuvre. Avant de travailler, il se joue donc une prise de conscience. C’est ce que nous avons tenté de rendre perceptible lors de la dernière Biennale du design à Saint-Étienne avec plein de collectifs et toute une variété de sensibilités de design. On a posé pleins de questions dans un tiers-lieu en reconfiguration permanente. On a consacré un catalogue de 125 pages – « Fork the world » – qui va occasionner la publication d’un ouvrage collectif – « A quoi tiennent les tiers-lieux ? » – pour préserver une pensée émancipée des tiers-lieux par celles et ceux qui les font vivre [cela préfigure une saga, avec d’autres ouvrages dédiés au néo-artisanat, à la transition énergétique, aux protocoles de création monétaire…). Bref, c’est au niveau idéologique que se joue l’avenir du travail. C’est ce que j’appellerai le « méta travail » (rires dans la salle).
Orianne Ledroit : Alors je pense que ce n’est pas religieux (rires dans la salle) ! On a échangé plein de fois avec Nicolas, et je trouve que sa position est très intéressante. Je pense qu’on ne mesurait pas ce que la question du réseau décentralisé, d’internet, du numérique allait faire exploser. Et je pense que là en fait – clairement -, ce que tu dis, ce que vous dites, ce qu’on dit, c’est qu’aujourd’hui on est dans les frottements entre un ancien monde et un nouveau monde. Juste un truc : aujourd’hui, ce qui est très intéressant notamment – dans ce que Nicolas incarne -, ce sont des alternatives à la figure de l’entrepreneur un peu idéologisé, à la Silicon Valley. Et je pense que c’est salvateur et très utile de les avoir, même si je sais que c’est un combat et que c’est difficile. Mais en fait, c’est comme ça qu’on arrivera à faire émerger une société avec des nouvelles formes de solidarité, avec des nouvelles formes de statuts, de parcours de reconnaissance de compétences. Et ce n’est pas avec ce mythe de l’auto-entrepreneur glorifié – qui est quand même largement porté aujourd’hui – qu’on y arrivera.
Amandine Brugière : Merci à vous cinq (applaudissements dans la salle). Malgré l’heure avancée, nous allons quand même prendre quelques questions. Julien Cantoni (projet Mangroov) pour commencer.
Julien Cantoni : Déjà, je suis très ému en fait, de voir ça. Je porte un projet, ça fait un bout de temps. J’ai été DRH, syndicaliste, gréviste, directeur financier, commoner, etc. – et là je vois des choses qui sont en moi – concrètes -, et elles sont en train de se parler. Et franchement, ça fait longtemps que j’attendais ça. Quand j’entends qu’il y a des CDI communautaires qui pourraient être créés, et qu’aujourd’hui on voit l’état légiférer pour qu’il y ait des ruptures conventionnelles collectives, je trouve que c’est la moindre des réciprocités en termes de « pear to pear » (rires dans la salle).
Et un autre sujet, c’est la notion de donneur d’ordre. C’est déjà bien le mot qui pose problème. Et quand l’État prend ses parts dans une coopérative et qu’il prend sa place avec humilité, et que de l’autre côté effectivement, il y a des résistances parce qu’on prend des participations dans Renault – et là on pourrait aussi arrêter certaines choses dans les conseils d’administration -, la question elle est déjà posée concrètement.
Et juste une chose par exemple : nous dans Mangroov – c’est une plate-forme, peu importe -, un de nos problèmes est que l’on travaille dans le monde du livre. Et une librairie qui ferme, c’est un commerce qui ferme. S’il n’y a plus de librairie – et c’est possible puisque Amazon ouvre des librairies maintenant, c’est notre culture qui s’en va. Ce ne sont pas seulement les livres, c’est notre culture, le commerce de proximité, c’est le lien social, c’est « j’aurais tout chez moi en e-commerce, mais quand je sortirai il n’y aura plus rien ». Et donc du coup, ça dépasse même la notion de travail, d’entrepreneuriat. C’est comment on vit ensemble réellement, concrètement. Mais ujourd’hui, si on travaille ensemble, c’est possible de changer des choses. Par exemple, dans Mangroov, comme j’ai été DRH, et bien on utilise les outils du dialogue social pour les étendre aux écosystèmes. Et donc on a pris les communs qui ont été construits, qui ont été même entérinés par l’État dans des lois Auroux et on a créé du dialogue social et des contre-pouvoirs. Eh bien nous, on les met à l’échelle des écosystèmes. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, la participation des salariés par exemple, le comité d’entreprise, nous on a des Comité de parties prenantes. On a un reversement de la participation contributive et on essaie d’hybrider tout ce que vous avez dit – alors modestement, parce qu’on n’a pas fait de chiffre d’affaire, c’est très compliqué. Nous aussi on a nos difficultés mais ça fait du bien d’en discuter.
Question dans la salle : Comment pourrait marcher le CDI communautaire dont vous parliez ?
Nicolas Loubet : La réponse est toute trouvée. C’est l’intention qui précède l’expérimentation. Donc l’appel que je lance ce soir est qui est intéressé ? Travaillons sur les formes que pourraient prendre ces CDI communautaires. Je suis persuadé que dans les quinze projets qui sont là, il y a au moins les balbutiements, le design préliminaire, qui permet de le faire. Je n’en ai même aucun doute. La MYNE n’a pas inventé le CDI communautaire, soyons clairs. Ça se fait bien au-delà de nous. C’est juste qu’on a ressenti quelque chose qui n’existait pas et je crois qu’effectivement pour consacrer quelque chose qui n’existe pas, il faut s’allier avec la pluralité de ce qui fait notre monde, avec les cent-cinquante ans, si ce n’est pas les deux-cent ans qui nous précèdent. C’est simplement ça. Ça s’expérimente. C’est aussi un appel. Ça sera peut-être la saison trois du Transformateur. Expérimentons et voyons-nous dans un an : « Alors, le CDI communautaire, pour toi quelle forme ça prend ? » « Ben ça fait comme ci ». « Ah ! Intéressant ! ».
Amandine Brugière : chiche !
Samuel Barreau : Moi, je vais rester dans ce ton-là. C’est un beau « challenge » pour Oxalis. Déjà avec OxaMYNE, on a acquis la notion de « gouvernance à l’arrache ». Donc le CDI communautaire, ça ne nous fait même plus peur. Mais je pense qu’il y a aussi une stratégie des petits pas à mener. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on est en train d’expérimenter aussi de nouvelles organisations au travail, à l’intérieur d’organisations type Coopératives, mais qui peut largement s’étendre au-delà des frontières en expérimentant comment on pourrait répartir les richesses de manière complètement différentes entre les personnes. Nous, on sait gérer. Je sais que ça ne fait pas forcément faire plaisir aux syndicalistes mais la flexibilité en interne on sait faire, mais avec toujours l’intention de sécuriser les personnes, qu’elles soient actrices de leurs propres projets au travers d’une activité économique. On parle même de « coopérative d’inactivité », parce qu’on ne veut pas que les personnes soient finalement dans l’obligation de travailler. Et du coup, on a le droit aussi de ne pas travailler. Il y a à peu près 20 % des personnes, des salariés aujourd’hui, qui voudraient travailler moins et qui ne peuvent pas. Donc on a aussi, sur ces questions, tout un champ d’expérimentations à mener. Ce que j’attends aussi des pouvoirs publics, c’est qu’ils nous laissent le champ pour expérimenter. Et ça a été vraiment l’histoire des coopératives d’activité d’emploi à la base. Parce que le CDI, à la base, on te fournit un travail, et tu as tant d’heures… Et voilà ! Débrouille-toi avec ça ! Et du coup ça a été complètement hacké. Et aujourd’hui, on arrive à faire des choses nouvelles. Alors il y a les CAE qui sont arrivés, aujourd’hui on connaît le contrat qui s’appelle CESA – contrat entrepreneur salarié et associés mais on est au niveau deux. Alors maintenant comment on va au niveau trois, au niveau quatre ? Parce qu’il y a plein de mutations qui sont en cours et qu’il va falloir être inventif.
Lionel Maurel : Juste pour rebondir sur ce que tu dis sur le droit à l’expérimentation : en fait, dans les communs, il y a une notion qui revient. C’est l’idée « d’autonomie normative », c’est-à-dire qu’un commun, normalement, doit être en capacité de produire ses propres règles, adaptées à sa situation. Alors ça a l’air simple comme ça, mais quand on est dans un environnement où il y a du droit autour de soi, c’est très difficile de produire ses propres règles. Parce qu’on est limités dans des statuts. Il y a des normes supérieures qui s’appliquent. Donc la marge de manœuvre pour créer de l’autonomie normative est en réalité assez faible. Pourtant, dans l’histoire des communs, un des grands moments par exemple, c’est quand les licences libres ont été inventées. Ça c’est un énorme geste d’invention normative, où des gens ont réussi en s’appuyant sur les lois telles qu’elles existaient, à les retourner complètement. Et là, ceux qui ont créé les licences libres ont ouvert un champ des possibles. Le coup de génie qu’ils ont réussi à faire, c’est qu’ils ont réussi à le faire légalement. Parce qu’ils ont trouvé la faille qui leur permettait de retourner le système. Et là, on voit bien qu’avec cette histoire de CDI communautaire, il y a quelque chose du même ordre, une sorte de « hack » qui permettrait de… J’ai beaucoup aimé le parallèle que tu fais avec la rupture conventionnelle collective… (rires dans la salle). Alors on reconnaît l’existence du collectif de travail, mais juste quand on veut s’en séparer. Mais par contre, quand il est à l’intérieur de l’entreprise, on le fragmente pour qu’il n’y ait que des individus face à soi et qu’ils ne puissent pas faire collectif. Donc voilà, je voudrais juste finir là-dessus, mais cette histoire d’autonomie normative – je ne sais pas si vous avez vu récemment -, mais notre secrétaire d’État au numérique a annoncé cent mesures pour développer les start-up. Et celle qu’il a mise en avant, c’était de dire « on va permettre aux entreprises, pour développer un modèle économique, d’avoir un droit à l’expérimentation qui leur permettra de déroger à la règle générale ». Alors ça a fait énormément bondir – si vous voulez -, parce que déroger à la règle générale juste pour développer un modèle économique, qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Est-ce que ça veut dire « déroger aux règles environnementales » ? Ça donne un droit à l’entreprise de s’abstraire de la règle générale. Mais le paradoxe, c’est que nous, dans les communs, on aimerait aussi déroger à la règle générale. Là je trouve qu’il y a un truc qui est très paradoxal en fait. Évidemment, si on nous dit que Monsanto va déroger à la règle générale, on frémit. Mais si on nous dit qu’oxaMYNE veut déroger à la règle générale, on est prêt à l’accepter. Et là, il y a un truc à résoudre pour nous. Parce que pourquoi on interdirait à Monsanto et pourquoi nous on se l’autoriserait ? Et je crois que la vraie réponse, c’est la question des droits fondamentaux. C’est-à-dire que l’État, là, il a un rôle à jouer, parce qu’il peut permettre de déroger – je pense qu’il doit permettre de déroger – si la dérogation permet d’approfondir la question des droits fondamentaux. Mais s’il y a une atteinte à un droit fondamental, là évidemment, l’État ne doit pas permettre la dérogation. Et donc du coup, ça pose la question de savoir quelle négociation collective on se donne pour pouvoir juger d’une dérogation valable ou pas. Il y a eu le même débat à Notre-Dame-des-Landes. Est-ce que Notre-Dame-des-Landes a le droit de déroger et de vivre comme un laboratoire des communs ? Donc cette question, moi, je trouve, elle est extrêmement importante, de savoir comment on déroge aux règles générales et pourquoi ? Et les communs ont besoin de déroger, en fait.
Orianne Ledroit : Sur l’expérimentation, j’ai lu tout ce qui a été produit et je suis assez d’accord avec la problématique. Juste pour nuancer, il y a quand même des avis qui sont rendus par les administrations compétentes. On m’a sollicitée pour un avis, dans le cadre de France Expérimentation, sur un objet qui est complètement dans la philosophie qu’on partage ici et qui vise à financer l’action de formation numérique, qui est produit comme un commun à la fois en termes d’outils numériques, mais aussi comme un commun, puisque tout est documenté, en open source, etc. Et ça s’appelle le « Chèque culture numérique ». Et donc on a besoin pour l’expérimenter et pour le pousser le plus loin possible, d’avoir une dérogation, (avec le besoin pour les collectivités d’avoir des régies de recettes). Bref, je pense qu’en fait la question de « hacker » ce dispositif d’expérimentation, elle doit se poser. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, il y a une fenêtre administrative publique sur cette question de l’expérimentation. Peut-être que c’est quelque chose qu’il faut que vous regardiez pour votre CDI communautaire, parce que je pense que ça adresse des vrais sujets aujourd’hui, dont on est plus ou moins conscients, au sein des différents ministères. Il y a une fenêtre d’opportunité pour examiner cette question qui peut mériter d’être mobilisée. Il y a un jury, il y a des avis des administrations – on n’est pas tous complètement fou à l’intérieur -, et il y a une opportunité peut-être à saisir aussi sur les questions débattues autour de la table, à propos du développement des communs.
[1] Source Wikipedia : une enclosure est un dispositif socio-technique destiné à empêcher la circulation, l’accès ou la réutilisation de l’information et qui rend difficile ou impossible la naissance, le maintien, ou le développement de communs de la connaissance. — (Entrée « Enclosure de la connaissance », Dictionnaire des biens communs, Silvère Mercier, août 2017).
[2] Source Wikipedia : GAFAM est l’acronyme des géants du Web, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft qui sont les cinq grandes firmes américaines (nées dans les dernières années du XXe siècle ou au début du XXIe siècle, sauf Microsoft créé en 1975 et Apple en 1976) qui dominent le marché du numérique1, parfois également nommées les Big Four, les Big Five, ou encore « The Five ». Cet acronyme correspond au sigle GAFA initial, auquel le M signifiant Microsoft a été ajouté.