Outiller la participation des salariés en entreprise pour accompagner la transformation digitale

La transition numérique affecte aujourd’hui tous les métiers et tous les secteurs. Parallèlement, de nombreux outils numériques émergent pour outiller la participation de tous. Comment faire en sorte que ces deux courants convergent mieux au sein des entreprises pour contribuer à la fois à l’amélioration des conditions de travail et à une meilleure performance des organisations ? Clément Ruffier, chargé de mission Anact, nous livre quelques éléments de réponse.

Les outils numériques ouvrent de nouveaux horizons en matière de participation des citoyens à la société. Les civicTechs – civic technology – cherchent ainsi à faciliter les fonctionnements démocratiques en rendant plus visibles les processus politiques, en favorisant la transparence et la mise à disponibilité les données publiques, en soutenant la création de communautés ou de réseaux citoyens, en facilitant le financement de projets, les processus de vote ou plus généralement en aidant à la co-conception de documents ou de décisions.

 

On peut citer par exemple Loomio un outil d’aide à la décision collective, Stig qui organise les débats, le comparateur de programme Voxe, LaPrimaire.org qui visait à organiser une primaire citoyenne ou encore Fullmobs qui aide à animer des mobilisations ponctuelles.

Source : Secrétaire d’Etat au Numérique et à l’Innovation

 

Mais ce courant peut-il pénétrer l’entreprise et aider à développer la participation des salariés et des parties-prenantes – partenaires, prestataires, travailleurs indépendants, etc. ?

 

La promesse du numérique consisterait ici à construire/équiper un écosystème favorisant la délibération, la coopération et l’implication de tous, pour une amélioration des conditions de travail et une meilleure performance des organisations de travail.

 

Or pour y répondre, deux défis doivent encore être relevés :

  • faire d’avantage de place à la participation dans les processus de conception des technologies et des écosystèmes numériques qui peuplent et structurent les environnements de travail,
  • apporter les potentialités des outils technologiques et architectures numériques dans les démarches de participation mises en œuvre dans les organisations de travail.

 

Les collectifs de travail : angle mort de l’expérience utilisateur ?

 

Si l’expérience utilisateur fait désormais l’objet de préoccupations constantes dans les développements d’applications et de services, elle concerne plus spécifiquement les clients finaux mais quasiment jamais l’expérience « salariée » : c’est-à-dire des personnes qui sont impliquées dans la production desdits services. Les salariés sont souvent un angle mort des processus de conception.

 

Les méthodes agiles ont largement contribué à sensibiliser les entreprises sur la nécessité d’impliquer les utilisateurs dans leurs processus d’innovation de nouveaux produits ou services avec des boucles d’itération courtes. Néanmoins, une fois ceux-ci stabilisés, les processus de vente, pensés comme relevant de la diffusion, ne permettent plus aux usagers de bouger les cadres. Par ailleurs, on note bien souvent un manque de prise en compte de l’expérience des collectifs de travail. Tout se passe comme si, une fois que les produits ou services sont packagés, il n’existait plus de possibilités de les faire évoluer en fonction des contextes d’usages.

 

Or, la somme des usages individuels ne décrit un cadre d’usage collectif. Les entreprises achètent un produit « clé en main » qui impose une certaine construction des interactions de travail. Il paraît au contraire intéressant d’adapter les outils et les technologies choisis aux contextes d’usage, de façon à ne pas subir les transformations des organisations de travail. Il s’agirait ainsi de faire délibérément de celles-ci une occasion d’améliorer les conditions d’exercice de l’activité, de construire des environnements de travail qui soutiennent les capacités de travail et d’apprentissage en situation de travail.

 

Plusieurs questions se posent alors :

 

1)   Comment les choix technologiques sont-ils discutés en entreprise ?

L’exemple de Novial – lauréat du premier appel à projet du Transformateur Numérique – sur la digitalisation de l’entreprise est intéressant de ce point de vue. Dans un contexte de transformation interne des métiers importante dans cette entreprise spécialiste de la nutrition animale, a été mise en place une démarche très collaborative, avec des groupes par métiers qui vont faire eux-mêmes les choix relatifs à la mise en place d’une plateforme d’analyse de données d’un réseau social d’entreprise, l’installation de capteurs, l’optimisation de la communication entre services  ou encore la réduction de la pénibilité de certains postes en fonction des critères qui semblent les plus adaptés aux pratiques métiers, à la culture d’entreprise.

 

Novial, entreprise de distribution de produits de nutrition animale d’origine française.

 

2)   Comment peut-on faire de la conception collaborative ?

On peut ici prendre l’exemple du centre Erasme – le laboratoire d’innovation de la métropole de Lyon – qui organise des sessions d’idéation/prototypage en réunissant des agents de niveaux hiérarchiques différents ainsi que des externes (start-up, designer) qui travaillent sur un plan d’égalité.

 

Le numérique, boîte noire de la participation ?

 

Le lien entre participation et numérique semble encore plus fort en ce qui concerne les usages de nouveaux outils. Ouverts à tous, favorisant des modes de fonctionnement horizontaux, faciles d’utilisation, transparents, gardant trace des échanges, pouvant articuler l’asynchrone et le temps réel etc. autant de qualités attribuées au numérique et qui semblent faciliter la participation de tous les acteurs des projets et in fine leur meilleure coopération.

 

On peut ici prendre l’exemple de Pulse@work d’Empreinte humaine – lauréat du premier appel à projet du Transformateur Numérique – qui est une application digitale, accessible à tous, permettant une expression directe des salariés et des managers sur le climat des équipes de travail, la qualité de vie au travail et la qualité du travail.

 

Tamashare  – lauréat du troisième appel à projet du Transformateur Numérique – est une solution de téléconférence qui permet de partager une table virtuelle pour faciliter le travail collaboratif à distance.

 

Le concerteur – lauréat du premier appel à projet du Transformateur Numérique – est un projet expérimental artistique qui propose d’introduire un tiers désintéressé et non humain dans les échanges inter-hiérarchies afin d’améliorer l’écoute et de faciliter la participation du collectif.

 

 

Il est cependant utile de se rappeler que tous les outils numériques ne sont pas porteurs de ces principes. Et, au-delà des principes, se pose aussi la question des conditions d’usage.

 

Les outils numériques peuvent même parfois constituer des boites noires qui empêchent de fait la participation de tous sur les mêmes. De nombreux outils reposent sur des architectures inintelligibles, insaisissables ou impraticables, dès lors que ne sont pas pensés des dispositifs de traduction permettant leur compréhension pour les néophytes, voire les réfractaires aux nouvelles technologies.

 

Il arrive fréquemment que les outils opèrent une hiérarchisation et même des tris entre les contributions selon des modalités sur lesquels les utilisateurs n’ont du coup pas de prises. Ces opérations ne sont jamais neutres en ce qui concerne la place des participants, certains se trouvant alors dans des situations privilégiées vis-à-vis d’autres.

 

Dans les plateformes collaboratives, il est ainsi fréquent de distinguer des administrateurs et des contributeurs, les premiers pouvant par exemple souvent effacer les apports des seconds sans laisser de traces. Cette distinction peut créer d’importantes frustrations pour les participants d’un projet, surtout lorsque les rôles de chacun et leurs pouvoirs ne sont pas clairement établis en amont.  La relation directe qui est souvent présentée comme étant l’apanage des outils numériques visant à mettre en relation les utilisateurs d’un service avec les producteurs ou encore les différents participants d’un projet peuvent masquer au contraire une invisibilisation des intermédiations qu’ils portent. Les outils numériques peuvent ainsi parfois laisser croire à des modes de fonctionnement  horizontaux – cf. réseau social d’entreprises – quand les droits d’utilisation sont parfois très hiérarchisés.

 

Le défi des inégalités de compétences à la participation et au numérique

 

Enfin, certains analystes comme Julien Charles[1] ont bien compris que participer repose sur des compétences. Or celles-ci sont inégalement réparties. Le passage à une participation outillée numériquement peut aussi augmenter les inégalités, par exemple liées à la fracture numérique, rendant plus difficile aux acteurs les moins dotés de capitaux – notamment scolaires – de prendre leur place dans ces processus. Les liens entre participation et numérique sont donc moins clairs qu’il n’y parait de prime abord.

 

Comment profiter de potentialités des technologiques numériques, de la mise en réseau, de l’exigence de transparence, de la possibilité de contrôle réciproque, etc., pour enrichir les processus de participation dans l’entreprise ?

 

Un appel à projet sur la participation des salariés à la transition numérique

 

C’est la raison pour laquelle le nouvel appel à projet du Transformateur Numérique s’est intéressé à la participation des salariés à la transformation numérique des organisations. Faire en sorte que numérique et participation se rejoignent afin de contribuer à l’accélération de projets favorisant QVT et performance des organisations : tels sont les objectifs portés par ce dispositif.

 

[1] Julien Charles est sociologue, chargé de recherches au FNRS, chercheur au GSPM-IMM-EHESS et au CriDIS-UCL. Il a publié en 2016 « La participation en actes : entreprise, ville, association », Paris, Desclée de Brouwer.

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Bore out : le syndrome d’une imposture ?

Problème de sureffectif, réglementation lourde, mauvaise gestion des potentialités, … quelques réflexions sur l’origine du bore-out, par Thierry Rousseau de l’Anact/ECP/Astrolab.

Qui ne s’est jamais ennuyé au travail ? Personne sans doute. A un moment ou un autre, le travail n’est jamais tout à fait aussi intense que l’on voudrait. Et puis, la perspective selon laquelle le travail devrait, en permanence, être un éblouissement sollicitant l’ensemble de nos facultés n’est sans doute pas souhaitable. L’ennui, permet le repos, sinon une atténuation des rythmes autorisant la récupération. Evidemment, s’ennuyer tout le temps ou la plupart du temps représente un problème. Une « bonne » activité est sans doute ponctuée de moments intenses et d’autres moins qui laissent la place à une certaine stase de l’implication. Inversement, une activité perpétuellement intense, débouche sur des problèmes de santé. Le terme d’hypersollicitation décrit ce mécanisme dans lequel l’excès altère la santé physique ou mentale.

Mais l’ennui est rarement un objet de réflexion dans les sciences du travail. Une récente contribution entend combler ce manque. Il s’agit d’un ouvrage de Christian Bourion[1] qui fait le buzz depuis quelques mois. Cet opus semble appartenir à une littérature qui se généralise : avec celle-ci, les salariés, loin d’être harassés par des méthodes de management intensificatrices, se prélasseraient dans des emplois qui ne les sollicitent que très peu[2]. En plus, selon Christian Bourion, le phénomène serait loin d’être marginal. Il estime à plus de 30% la proportion des salariés qui sont payés à se tourner les pouces au travail. Combiné avec le taux de chômage (10%), c’est près de 40% de la main-d’œuvre totale française qui serait sous utilisée. Sur quoi se fonde cette évaluation ? C’est peut être ici que ce raisonnement, en quittant le domaine des évaluations personnelles, pourtant déjà imprécises, risque encore plus d’être mis à l’épreuve. En effet, la démonstration, à l’analyse se révèle ténue. Christian Bourion, pour appuyer son argumentation (page 172), cite une étude menée par un portail d’annonces d’emplois en ligne (StepStone) auprès de ses utilisateurs. Cette étude ne semble pas disponible et ne répond pas vraiment aux canons de la recherche scientifique. C’est un sondage mené en ligne sans qu’il soit possible d’en vérifier la représentativité et la valeur méthodologique.

Si la vérification empirique de la thèse du travailleur sous-employé repose sur des arguments aussi incertains, pourquoi un tel succès ? Remarquons que Christian Bourion ne sous-estime pas, bien au contraire, le malheur des salariés en situation d’inactivité. Le manque de travail génère des problèmes de toutes sortes (manque de reconnaissance, déprofessionnalisation, estime de soi dégradée). La situation n’est pas idyllique. Mais les causes du phénomène, avancées par Christian Bourion, permettent de faire sortir le loup du bois. Pour cet auteur, la cause est entendue, l’inactivité (et donc les sureffectifs) est avant tout due à l’excès de réglementations qui pèse sur les politiques de l’emploi dans les entreprises. La difficulté à licencier les salariés dans le secteur privé, son impossibilité quasi ontologique dans le secteur public serait responsable d’effectifs pléthoriques dans les organisations. Les salariés en surnombre seraient ainsi empêchés par le code du travail de se déverser dans des secteurs plus porteurs, surtout sous la forme de l’auto-entrepreneuriat. Il ne serait plus possible, dans les conditions de sur-réglementation actuelles, d’adapter le travail au nombre d’emplois requis par les conditions économiques et technologique. La solution résiderait dans l’autorégulation. Il faudrait laisser les mécanismes de marché décider de façon spontanée de la meilleure allocation des emplois.

Cette thèse peut sembler caricaturale. Mais elle correspond bien à l’air du temps : « pour embaucher, il faut d’abord pouvoir licencier ; il faut surtout laisser-faire le marché ». Est-ce vraiment une solution aux problèmes qui pèsent sur l’emploi et sur l’organisation du travail ? Dans les profondes transformations qui secouent aujourd’hui le monde de l’entreprise, il y a certainement besoin de réinventer la place de chacun et de permettre une expression plus approfondie des potentialités individuelles. Le dialogue social et professionnel pourrait mieux permettre d’articuler les demandes individuelles avec ce que les prescriptions requièrent en terme d’adaptation et de capacité de créations collectives dans les contextes de travail contemporains. Il n’est pas sûr que la toute puissance imputée aux marchés puisse pallier le manque de débat public concernant une chose aussi cruciale que l’avenir du travail.

[1] Le Bore-Out Syndrom. Quand l’ennui au travail rend fou, Albin Michel, 2016.

[2] Deux autres exemples : Corinne Maier, Bonjour paresse : de l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, Michalon, 2004, et Zoé Sheppard, Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire, Albin Michel, 2010.

Comment l’employabilité a tué le temps libre

Chronique de l’essai de David Frayne « The Refusal of Work » sur la pression de l’employabilité et l’omniprésence du travail même hors des temps de travail.

Article écrit par Aurialie Jublin, initialement publié sur Internetactu.net.

Au début de cet extrait de l’ouvrage The Refusal of Work (Le refus du travail : théorie et pratique de la résistance au travail), le sociologue britannique David Frayne (@TheWorkDogma), pose une simple question : « A quel moment une journée de travail se termine-t-elle vraiment ? »

Le travail a envahi notre vie quotidienne

Cette question, le philosophe Theodor Adorno se la posait déjà dans les années 70 dans un célèbre article sur le « Temps libre » . Selon lui, le temps hors travail avait simplement pour objectif de préparer les gens à travailler de nouveau (donc à récupérer d’un travail aliénant ou fatiguant) ou constituait une « continuation des formes de vie sociale orientée résultat » (il entend par là les activités qui ressemblent à du travail, comme faire des tâches ménagères). Si les activités de récupération sont souvent agréables, Adorno estime qu’elles sont l’expression d’une liberté superficielle et insiste sur la nécessité de distinguer temps libre et véritable loisir, qui seul permet aux gens de se détacher des exigences économiques. Le point d’Adorno n’est pas de dire que boire un verre ou regarder la télé sont des activités sans valeur, mais qu’elles sont avant tout un passe-temps qui ressemble plus à une continuité ou à un prolongement non rémunéré du travail.

La victime extrême de cette situation est l’archétype du travailleur pressé d’aujourd’hui, qui rentre tard en répondant à ses e-mails, qui est trop fatigué pour s’engager émotionnellement avec sa famille, et qui n’est pas enclin à faire autre chose que de boire un verre de vin en regardant la télé avant de se coucher. Le point étant que boire un verre de vin ou regarder la télé ne soient pas tant des activités qu’il faille juger en tant que telles, que les résultats que le travailleur soit privé du temps et de l’énergie pour faire autrement. Pour la sociologue Melissa Gregg (@melgregg), les nouvelles technologies ont aggravé la fin du confinement temporel et spatial de la journée de travail et incitent les employés à être toujours en veille, et donc dans une forme de continuité du travail. Pour Adorno, la fragmentation du temps libre et le déversement de la journée de travail en dehors de ses limites habituelles ont fait que le travail a envahi notre vie quotidienne.

Mais, pour David Frayne, une nouvelle tendance aggrave ce constat : l’actuelle pression de l’employabilité.

La pression de l’employabilité

En plus de la tendance du travail à coloniser notre vie de tous les jours, les individus ont maintenant la responsabilité d’améliorer leurs perspectives professionnelles en acquérant de nouvelles compétences, en se faisant de nouveaux réseaux, en apprenant de nouvelles expériences de vie… L’incertitude du marché du travail, l’absence de sécurité de l’emploi ou l’amoindrissement des filets de sécurité en cas de période d’inactivité (notamment pour les travailleurs de l’économie des plateformes ou dans certains pays moins dotés en protections sociales) font que l’individu doit sans cesse travailler à son employabilité : regarder des séries en VO permet de travailler son anglais, faire un tour du monde en vélo montre que l’on est débrouillard et curieux, contribuer à Wikipédia, faire du bénévolat ou participer à un Hackathon fait toujours bien sur un CV. Cette expression (« ça fera bien sur mon CV ») a d’ailleurs été utilisée par un enfant de 12 ans à qui David Frayne avait demandé s’il avait apprécié assister à un programme contre le tabac. Ce qui lui fait dire que l’employabilité occupe même l’esprit des enfants… Dans un climat « d’insécurité généralisée » qu’évoquait le philosophe André Gorz, la culture de l’employabilité devient une réponse des individus à la précarité instituée.

« Lorsque le développement de l’employabilité est une nécessité pratique et une préoccupation permanente, nous nous consacrons alors de plus en plus à ce qui doit être fait, plutôt que d’avoir des activités qui ont intrinsèquement de la valeur, dans le sens où elles développent nos capacités personnelles, enrichissent nos amitiés, ou tout simplement parce que nous aimons les faire. » Pour appuyer cette idée, David Frayne fait référence aux travaux de la sociologue Colin Cremin (@colincremin) sur la figure imaginaire du futur employeur qui métaphoriquement regarderait toujours au-dessus de votre épaule. Ce « patron de tout » (the boss of it all) serait une projection des futurs employeurs et de leurs attentes, régulant l’ensemble des actions et des choix des personnes dans le présent, qui exige un travail constamment responsable, une prise de décision toujours rationnelle et une forte capacité à l’autogestion.

Si une personne change trop souvent de boulots, ce patron va penser qu’elle est indécise, peu fiable ; et au contraire si elle reste trop longtemps au même poste, le « patron de tout » pourrait penser qu’elle est sans ambition, ce qui pourrait l’inciter à changer de travail au bout de 5 ans plutôt que de rester dans un travail dans lequel elle se sent bien. L’employabilité devient alors un « chemin tragique » qui entraîne les gens à mener « une guerre constante contre eux-mêmes », remettant en question la pertinence de leurs personnalités et de leurs réalisations au profit d’une figure de l’employé inoffensif et toujours disponible. En exigeant une « autosurveillance constante », l’employabilité finit de dissoudre les limites spatiales et temporelles du travail.

David Frayne poursuit son raisonnement en citant le mathématicien et philosophe Bertrand Russell qui a écrit une série d’essais dans les années 30 dans lesquels il déplorait la nature de plus en plus pressée et instrumentale de la vie moderne, rappelant la valeur inhérente du repos, du jeu, de la contemplation et de l’apprentissage et du caractère vital de la « connaissance inutile ». Il pensait que sans une quantité considérable de temps de loisirs, les humains perdraient leur sens de la rêverie et se coupaient de beaucoup de plaisirs de la vie : c’est-à-dire une partie inhérente de la joie de vivre et une source de joie mentale en elle-même.

La ludification et le digital labor bras armé de l’employabilité ?

Pour Bertrand Russell : « Il y avait autrefois une capacité de légèreté et de jeu qui a été dans une certaine mesure limitée par le culte de l’efficacité. L’homme moderne pense que tout doit être fait pour le bien de quelque chose d’autre, et jamais pour elle-même ». Ce qui est intéressant dans cette citation, c’est l’accent mis sur le jeu, en opposition à l’efficacité. Or, ce que n’avait sûrement pas prévu Russell, c’est la gamification (ou la ludification) du travail, qui est présentée comme une amélioration des conditions de travail pour certains, comme une technique de management bien plus perverse par d’autres, comme le montre cet extrait de l’article du Temps : « Olivier Mauco, docteur en sciences politiques et spécialiste des jeux vidéo, rappelle que le jeu était déjà un élément de contrôle social dans les rites primitifs. Adriano Brigante, auteur du blog Masse critique, explique quant à lui que la gamification n’est qu’une technique de dressage canin appliquée au monde du travail. Un chien n’obéit-il pas instantanément à l’ordre qui lui est présenté sous la forme d’un jeu ? De plus, la ludification du travail permettrait le contrôle assidu des performances des salariés (en comptant leur score par exemple). Enfin, elle ne serait qu’une forme déguisée de contrainte. Le jeu n’est-il pas capable de retenir et d’orienter notre attention, parfois même jusqu’à l’addiction ? La phrase du sociologue Frédéric Lordon trouve ici toute sa pertinence : “Le capitalisme est encore porteur d’un potentiel dont on n’a pas vu le bout.” »

L’utilisation grandissante des outils numériques et des réseaux sociaux dans le milieu professionnel complexifie encore la situation. Les temps de vie, professionnel et personnel, sont en effet de plus en plus brouillés : on travaille chez soi le soir, les week-ends et même parfois pendant les vacances ; mais au bureau, on peut réserver son billet de train pour un week-end à la montagne, répondre à des SMS de son fils pour confirmer qu’on l’amènera à son cours de rugby ou liker les derniers posts de ses connaissances sur les réseaux sociaux. Et dans ce dernier cas, la définition du travail peut être d’autant plus questionnée, car il s’agit d’activité dont on ne sait si c’est du travail ou un loisir. Pour évoquer ce brouillage, le sociologue Antonio Casilli (@antoniocasilli) parle de Weisure (assemblage des termes Work et Leisure) ou de Playbor (Play et Labor) : « On ne sait jamais si on s’amuse ou si on produit de la valeur pour quelqu’un. Quand je like quelque chose, est-ce que je fais un signal amical à quelqu’un ou est-ce que je produis de la valeur pour la plateforme que j’utilise ? ». Pour lui, « le digital labor désigne alors le travail de relations sociales effectué sur les plateformes numériques. Il ne s’agit pas d’un travail « numérique », mais bien d’un travail « digital », car il est effectué avec les doigts, c’est-à-dire qu’il est un travail du clic. »

En ce sens, la gamification et le digital labor deviennent le bras armé de l’extension de l’employabilité à toutes les facettes de l’existence.

L’éducation à l’employabilité

Mais ce ne sont pas les seuls. Bertrand Russell pensait que si la “connaissance inutile” n’avait pas d’utilité économique ou sociale directe, elle avait toute de même un caractère vital, car connaître de nouvelles choses rendait la vie intérieure plus riche. L’éducation permet d’acquérir les grands ensembles de compétences pratiques dont les gens ont besoin pour devenir plus autonomes, moins dépendants, et capables de prendre soin d’eux-mêmes. C’est pourquoi il était un ardent défenseur d’une éducation large et générale, plutôt que d’une éducation plus restreinte, destinée à la préparation et à la certification des étudiants au travail. Un autre partisan notable de cet argument, explique David Frayne, était le psychanalyste Erich Fromm, qui a fait une distinction éclairante entre l’apprentissage en mode « avoir » et l’apprentissage en mode « être ».

Les élèves qui apprennent en mode « avoir » savent mémoriser avec application les points clés d’un cours, mais « le contenu ne fait pas partie de leur propre système individuel de pensée, en l’enrichissant et l’élargissant ». Leur relation avec l’apprentissage est une relation accumulative : ils cherchent à posséder plutôt que d’absorber et d’intégrer les connaissances, afin de réussir leurs examens et s’assurer une qualification. La connaissance est retenue, mais les étudiants ne sont pas impliqués dans leur apprentissage ou ne l’utilisent pas pour répondre à leurs propres problèmes. Or, la pression de l’employabilité peut encourager les étudiants à aborder leur apprentissage dans ce mode, explique Frayne. Cela contraste avec les élèves qui apprennent dans le mode plus vivant du « être », qui sont véritablement habités par leur apprentissage : « Ce qu’ils entendent stimule leur propre processus de pensée. De nouvelles questions, de nouvelles idées, de nouvelles perspectives se présentent dans leur esprit. Leur écoute est un processus vivant ». A la fois pour Fromm et Russell, le but ultime de l’éducation ne devrait pas être de fournir aux étudiants telle ou telle connaissance, mais de favoriser chez eux une habitude de pensée contemplative.

Avec une situation économique instable, la pression du marché du travail et parfois des prêts à rembourser, les étudiants subissent donc à leur tour la pression de l’employabilité, la peur de la précarité et l’insécurité généralisée. Le philosophe italien Franco Berardi compare ainsi les prêts étudiants au pacte de Faust avec le diable. En échange de connaissances et d’un diplôme, les étudiants acceptent une dette qui finira par régir leurs actions et les enchaînera à une future obligation de travailler. Il est alors plus facile de persuader le diplômé endetté (ou même le diplômé à l’esprit de compétition) à en faire plus pour gagner moins, faisant de lui la chair à canon idéale pour les milliers de stages non rémunérés disponibles sur le marché du travail aujourd’hui, dont beaucoup n’offrent aucune garantie de développement de compétences ou de futur emploi.

Comme conclut David Frayne en évoquant le philosophe Max Horkheimer, les différentes formes de pression qu’exerce l’employabilité conduisent à une « perte d’intériorité » et impliquent que les individus aient une approche toujours plus instrumentale du monde et des autres. Un constat qui nous pose à la suite d’André Gorz, une question existentielle : « quand suis-je vraiment moi-même, c’est-à-dire, non pas un outil ou le produit d’influences et de pouvoirs extérieurs, mais l’auteur de mes actes, de mes pensées, de mes sentiments, de mes valeurs ? ». Et David Frayne d’ajouter : « Dans une société où le non-travail est souvent une simple extension du travail – temps de récupération, consommation de produits anesthésiants et de divertissement, ou cultiver sagement son employabilité – je prétends que, de manière inquiétante, il est devenu difficile de répondre à cette question. »

On ne peut être que d’accord avec lui…