Compte-rendu de la table ronde “Travail et communs, travail en commun : vers de nouvelles organisations de travail”

Cette table ronde a eu lieu lors de la session du Transformateur Numérique, spécial « communs » du 14 et 15 juin 2018.

A l’occasion d’une édition spéciale du Transformateur sur la thématique « Travail et communs, travail en commun : vers de nouvelles organisations de travail », une table ronde avait été organisée pour prolonger la réflexion en présence d’intervenants d’horizons divers, intéressés depuis longtemps par la question ou l’un de ses aspects :

  • Orianne Ledroit, directrice de la Mission Société Numérique, au sein de l’Agence du Numérique,
  • Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire, spécialiste des communs de la connaissance,
  • Xavier Petrachi, représentant CGT d’Airbus, CGT Métallurgie Occitanie,
  • Nicolas Loubet, du tiers-lieu La Myne à Villeurbanne, et Samuel Barreau de la scop Oxalis, représentants de la coopérative expérimentale d’entrepreneurs OxaMYNE.

 

 

En initiant cette table ronde, avaient été listées des dynamiques présentes dans le monde du travail, inspirées des diverses formes de « mises en commun » comme par exemple les collaborations étendues au-delà des frontières des entreprises, les processus d’innovation ouverte ou de coopérations territoriales, les espaces de travail ouverts, proposant des ressources partagées – fablab, coworking. Mais le lien direct entre « travail » et « communs » n’est pas une évidence. C’est ainsi que Xavier Petrachi ne parle pas de « communs », à juste titre, en évoquant les actions mises en place par son syndicat pour faire reconnaître la « communauté de travail » autour de l’avionneur Airbus. Dans le bassin d’emploi toulousain, il y a en effet énormément d’entreprises qui travaillent pour cette grande entreprise avec un taux de dépendance très fort – de 80 à 100% -, et il existe donc un destin commun entre ces sous-traitants et ce donneur d’ordre. Que ce soit au sein d’Airbus ou des sous-traitants, les salariés sortent des mêmes centres de formations, quel que soit leur métier – ingénieur, ouvrier, chaudronnier… -, contribuent à la même production et ont la même finalité (produire un avion de qualité). Or les salariés n’ont pas les mêmes droits, ni les mêmes conditions de travail. Les syndicats ont donc voulu faire évoluer la norme, faire reconnaître cette communauté de travail et donner des obligations au donneur d’ordres vis-à-vis de cette communauté – voir l’ouvrage « la casse sociale chez Airbus et ses sous-traitants ». Ils ont même mené des actions judiciaires, qui sont allées plutôt dans leur sens, selon Xavier Petrachi. Par ailleurs, la loi du 27 mars 2017 oblige les sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre à établir un plan de vigilance à l’égard de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs, afin de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que de l’environnement. Mais ça pourrait aller plus loin, en associant les sous-traitants à la stratégie des donneurs d’ordre, ce qui rendrait ainsi plus visible la « communauté de travail », car « sans la sous-traitance, il n’y a rien qui se fait » selon Xavier Petrachi, qui a évoqué également les salariés de la sous-traitance du nettoyage, du gardiennage, de l’informatique, qui ne sont pas le cœur de métier d’Airbus, et qui sont donc encore plus invisibles.

 

 

Au niveau de l’État, la Mission Société Numérique est positionnée comme une administration qui doit servir les collectivités locales. Elle est depuis peu sociétaire d’une coopérative d’intérêt collectif, la MedNum – qui réunit les acteurs de la médiation numérique -, dans le but de « produire de l’action collective autrement que par le financement d’une action ou par le portage direct d’une action, (…) créer de la visibilité (…), créer collectivement des outils, mutualiser des ressources, faire émerger de nouveaux modèles de coopération », explique Orianne Ledroit. En faisant partie ainsi d’une coopérative d’intérêt collectif, l’État montre son intérêt pour la création de communs collectifs. Par ailleurs une réflexion a été menée sur la politique de contribution des agents publics au logiciel libre. L’administration reconnaît maintenant qu’un agent public qui contribue à enrichir un code d’un logiciel libre, le fait dans le cadre de ses fonctions, de son action publique ; et que cette contribution a intérêt à être favorisée, diffusée, valorisée.

 

 

Les sociétés coopératives et participatives sont de beaux exemples de gestion en commun, puisqu’elles s’appuient sur 7 principes : adhésion volontaire et ouverte à tous ; pouvoir démocratique exercé par les membres ; participation économique des membres ; autonomie et indépendance ; éducation, formation et information ; coopération entre les coopératives et engagement envers la communauté. La Scop Oxalis veut aller plus loin que la mutualisation de moyens et ressources, en augmentant la coopération en interne – aujourd’hui ce sont près de 30% de l’activité qui est produite de manière collective, explique Samuel Barreau, un de ses représentants – ; mais aussi en sécurisant les parcours de coopérateurs, en rendant plus durables leurs activités et en permettant à chacun de vivre correctement de son activité. Oxalis a inventé le concept de « salariés sans patron » : les personnes sont autonomes, acteur de leur activité professionnelle, mais en ayant un statut social de salarié et donc une protection sociale. Oxalis s’est par ailleurs associé à d’autres organisations coopératives, associatives et mutualistes pour mettre en place une « mutuelle de travail associé », c’est-à-dire une organisation collective, source de droits et de solidarités sociales, du nom de Bigre !.

Oxalys expérimente également avec la Myne, « le tiers-lieu des transitions par les communs », représenté par Nicolas Loubet, en développant une coopérative expérimentale d’entrepreneurs, OxaMyne. Leur but est d’expérimenter différentes modalités d’organisation de travail où la répartition de la richesse n’est pas reliée à qui fait quoi. Ainsi, l’objectif premier n’est plus de se générer un salaire individuellement par son activité économique, mais de créer de la richesse pour la communauté en générant donc une activité dont les revenus sont à destination de la communauté. Ils parlent même parfois de « coopérative d’inactivité » pour que les personnes ne soient finalement pas dans l’obligation de travailler ou en tout cas dans la possibilité de moins travailler. La Myne rassemble en effet des personnes aux parcours divers et peu linéaires, et qui se sont épuisés à essayer de joindre les deux bouts : chercheurs à qui on a interdit de travailler sur des sujets d’intérêt général, artisans qui veulent échapper à la propriété intellectuelle pour mettre leur création dans le domaine public, chômeurs qui en ont marre de leur situation et du statut qu’on leur renvoie, … . Ils cherchent donc à trouver une solution pour se donner un statut, en sortant du CDI personnel pour aller vers un CDI qui les représenterait tous, un « CDI communautaire ». Ce contrat n’existe pas encore, bien sûr, mais c’est ce qu’ils essaient de construire, une configuration d’emploi qui leur garantisse une protection à tous.

Si l’on revient aux contributeurs des communs, les commoners, mais aussi au digital labor, la question se pose de savoir s’ils sont dans une situation de travail et s’ils peuvent revendiquer des droits sociaux, explique Lionel Maurel. Alain Supiot, dans son ouvrage « Au-delà de l’emploi » paru en 1999, anticipait déjà le problème du travail des indépendants, le problème de perte de protection sociale que cela pouvait occasionner et la nécessité de reconstituer des systèmes de protections sociales pour les indépendants. Il envisageait également que l’engagement associatif puisse être une forme de travail. C’est pourquoi Lionel Maurel pense qu’il y a un vrai enjeu pour les commoners de se penser en situation de travail et de revendiquer les droits sociaux qui vont avec. Par ailleurs, il évoque une notion qui revient souvent dans les communs, celle de l’autonomie normative, c’est-à-dire qu’un « commun doit normalement être en capacité de produire ses propres règles, adaptées à sa situation ». Mais quand on est dans un environnement où il y a du droit autour de soi, il y a des normes supérieures qui s’appliquent, et il s’avère très difficile de produire ses propres règles, explique-t-il. Le meilleur exemple d’autonomie normative est la création des licences libres : tout en s’appuyant sur les lois qui existaient, un champ des possibles a été ouvert de façon tout à fait légale à l’opposé des licences propriétaires.

 

Alors que le secrétaire d’État au numérique, Mounir Mahjoubi, a annoncé un droit à la dérogation pour soutenir des projets innovants dont le développement est freiné par des dispositions réglementaires – dans le cadre de France Expérimentation –, les personnes intéressées par le CDI communautaire devraient pouvoir profiter de ce droit à la dérogation, selon Lionel Maurel, pour mettre en pratique le concept d’autonomie normative, l’expérimenter et poser les bases de ce nouveau contrat – d’autant plus qu’il existe déjà la rupture conventionnelle collective, comme l’a fait remarquer Julien Cantoni du projet Mangroov dans le public.

 

 

Il y aurait encore beaucoup de choses à rendre compte de cette table ronde :

–    le lien entre communs et marché, évoqué par Lionel Maurel, sous l’angle « il n’y a pas de logique contre marché, mais contre certains excès du marché » et donc un rapprochement possible avec l’économie sociale et solidaire : la Coop de Communs est ainsi une association qui vise à faire émerger une synergie entre le monde de l’ESS et les communs ; elle a développé la Plateforme en Communs dans le but de créer un écosystème français de plateformes collaboratives équitables, productrice de communs et prenant en compte les enjeux sociaux et sociétaux de leurs activités ;

–    l’ouvrage collectif et auto-édité « Fork the World », évoqué par Nicolas Loubet – et auquel il a contribué -, qui développe une pensée alternative des tiers-lieux et édite notamment cinq propriétés fondamentales qui régissent le fonctionnement des tiers-lieux : configuration sociale, patrimoine commun, libre appropriation, émancipation par le faire, résilience et modularité ;

–    l’épuisement qui peut toucher les contributeurs, autrement dit une tragédie des communs ne touchant pas la ressource, mais les communautés.

 

Par ailleurs, en complément, vous pouvez également lire l’article de Chrystelle Bazin intitulé « Et si on se dirigeait inévitablement vers du common washing ? » ainsi que le blog de Lionel Maurel qui publie beaucoup d’articles sur le sujet des communs, son dernier a pour titre « Les Communs numériques sont-il condamnés à devenir des « Communs du capital » ? ».