Bore out : le syndrome d’une imposture ?

Problème de sureffectif, réglementation lourde, mauvaise gestion des potentialités, … quelques réflexions sur l’origine du bore-out, par Thierry Rousseau de l’Anact/ECP/Astrolab.

Qui ne s’est jamais ennuyé au travail ? Personne sans doute. A un moment ou un autre, le travail n’est jamais tout à fait aussi intense que l’on voudrait. Et puis, la perspective selon laquelle le travail devrait, en permanence, être un éblouissement sollicitant l’ensemble de nos facultés n’est sans doute pas souhaitable. L’ennui, permet le repos, sinon une atténuation des rythmes autorisant la récupération. Evidemment, s’ennuyer tout le temps ou la plupart du temps représente un problème. Une « bonne » activité est sans doute ponctuée de moments intenses et d’autres moins qui laissent la place à une certaine stase de l’implication. Inversement, une activité perpétuellement intense, débouche sur des problèmes de santé. Le terme d’hypersollicitation décrit ce mécanisme dans lequel l’excès altère la santé physique ou mentale.

Mais l’ennui est rarement un objet de réflexion dans les sciences du travail. Une récente contribution entend combler ce manque. Il s’agit d’un ouvrage de Christian Bourion[1] qui fait le buzz depuis quelques mois. Cet opus semble appartenir à une littérature qui se généralise : avec celle-ci, les salariés, loin d’être harassés par des méthodes de management intensificatrices, se prélasseraient dans des emplois qui ne les sollicitent que très peu[2]. En plus, selon Christian Bourion, le phénomène serait loin d’être marginal. Il estime à plus de 30% la proportion des salariés qui sont payés à se tourner les pouces au travail. Combiné avec le taux de chômage (10%), c’est près de 40% de la main-d’œuvre totale française qui serait sous utilisée. Sur quoi se fonde cette évaluation ? C’est peut être ici que ce raisonnement, en quittant le domaine des évaluations personnelles, pourtant déjà imprécises, risque encore plus d’être mis à l’épreuve. En effet, la démonstration, à l’analyse se révèle ténue. Christian Bourion, pour appuyer son argumentation (page 172), cite une étude menée par un portail d’annonces d’emplois en ligne (StepStone) auprès de ses utilisateurs. Cette étude ne semble pas disponible et ne répond pas vraiment aux canons de la recherche scientifique. C’est un sondage mené en ligne sans qu’il soit possible d’en vérifier la représentativité et la valeur méthodologique.

Si la vérification empirique de la thèse du travailleur sous-employé repose sur des arguments aussi incertains, pourquoi un tel succès ? Remarquons que Christian Bourion ne sous-estime pas, bien au contraire, le malheur des salariés en situation d’inactivité. Le manque de travail génère des problèmes de toutes sortes (manque de reconnaissance, déprofessionnalisation, estime de soi dégradée). La situation n’est pas idyllique. Mais les causes du phénomène, avancées par Christian Bourion, permettent de faire sortir le loup du bois. Pour cet auteur, la cause est entendue, l’inactivité (et donc les sureffectifs) est avant tout due à l’excès de réglementations qui pèse sur les politiques de l’emploi dans les entreprises. La difficulté à licencier les salariés dans le secteur privé, son impossibilité quasi ontologique dans le secteur public serait responsable d’effectifs pléthoriques dans les organisations. Les salariés en surnombre seraient ainsi empêchés par le code du travail de se déverser dans des secteurs plus porteurs, surtout sous la forme de l’auto-entrepreneuriat. Il ne serait plus possible, dans les conditions de sur-réglementation actuelles, d’adapter le travail au nombre d’emplois requis par les conditions économiques et technologique. La solution résiderait dans l’autorégulation. Il faudrait laisser les mécanismes de marché décider de façon spontanée de la meilleure allocation des emplois.

Cette thèse peut sembler caricaturale. Mais elle correspond bien à l’air du temps : « pour embaucher, il faut d’abord pouvoir licencier ; il faut surtout laisser-faire le marché ». Est-ce vraiment une solution aux problèmes qui pèsent sur l’emploi et sur l’organisation du travail ? Dans les profondes transformations qui secouent aujourd’hui le monde de l’entreprise, il y a certainement besoin de réinventer la place de chacun et de permettre une expression plus approfondie des potentialités individuelles. Le dialogue social et professionnel pourrait mieux permettre d’articuler les demandes individuelles avec ce que les prescriptions requièrent en terme d’adaptation et de capacité de créations collectives dans les contextes de travail contemporains. Il n’est pas sûr que la toute puissance imputée aux marchés puisse pallier le manque de débat public concernant une chose aussi cruciale que l’avenir du travail.

[1] Le Bore-Out Syndrom. Quand l’ennui au travail rend fou, Albin Michel, 2016.

[2] Deux autres exemples : Corinne Maier, Bonjour paresse : de l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, Michalon, 2004, et Zoé Sheppard, Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire, Albin Michel, 2010.